Nietzsche rejetait toutes les valeurs morales établies comme relevant du nihilisme et de la « morale d’esclave ». Mais derrière ce qualificatif méprisant, quelle vision du monde soutenait la critique nietzschéenne de la morale? C’est ce que nous allons voir dans cette vidéo.
Le bien et le mal, une morale des puissants
Pour Nietzsche, les valeurs morales n’ont de sens que dans leur renversement. C’est-à-dire qu’en tant que morale du bon (Nietzsche, 1886), les valeurs comme la tolérance, la modestie, la patience ne seraient que subterfuge des puissants pour convaincre la masse de son incapacité à renverser l’ordre établi, les privilèges de classe et le déterminisme latent.
Ce qu’il nomme la morale du ressentiment (Nietzsche, 1887) n’est que l’expression intériorisée de la morale construite par les puissants pour les faibles. Ressentiment qui serait intégré par les faibles, insatiables membres du « troupeau » (Nietzsche, 1882).
L’homme du ressentiment n’aimerait pas la vie, il aurait peur de celle-ci, il serait effrayé par les aléas, les impondérables de la volonté de puissance (Nietzsche, 1937). C’est pourquoi à cet homme qui choisit l’inertie et l’attente, l’ascétisme religieux et la restriction vitale, il oppose le surhomme (Nietzsche, 1883) dionysiaque qui aime la vie, l’existence, la prise de risque et porte l’ambition de sa transcendance.
Dès le début de son œuvre, il pose sentencieusement son éthique : « l’histoire n’est tolérable qu’aux fortes personnalités ; quant aux faibles, elle ne fait qu’achever de les étouffer » (Nietzsche, 1873).
Il n’aura de cesse d’argumenter cette éthique du « fort » par opposition à celle du « faible ».
L’histoire comme répétition à l’identique doit être affrontée avec joie et être acceptée ; tenter de s’en délivrer renforce le poids de l’histoire sur la vie et emprisonne l’homme dans son cycle (Andreas-Salomé, 1983).
Le Surhomme
Une grande partie de l’œuvre de Nietzsche a pour principe de confronter le surhomme et l’homme du ressentiment afin d’initier un renversement et un retour à une morale pré-monothéiste.
Pour lui, le christianisme, en prolongement platonicien d’une morale des puissants, n’a pour obsession que d’encenser une logique chimérique d’arrière-monde, de mythologie, d’illusion prospective, d’idéal ascétique, de mépris du corps, au détriment d’une logique du présent, du vécu, de la vie et ses écueils.
Presque un siècle après Sade, il développe une morale de l’agressivité (Klossowski, 1934) qui, en plus d’être un signe de bonne santé chez l’homme, est aussi un indice de grandeur (Zweig, 1930). C’est de la douleur que vient le salut, de l’effort contre soi-même. Comme disait Cocteau, « les gens heureux n’ont pas d’histoire », quelques dizaines d’années plus tôt Nietzsche clamait déjà son éthique en affirmant qu’il n’y a pas de savoir sur soi chez les bien-portants, la souffrance seule pouvant développer l’acuité sur soi-même propre au savoir sur soi (Zweig, 1930).
Il part de son monde intérieur et transforme sa logique en psychologie (Andreas-Salomé, 1983), il épuise les moindres signes de sa nature et tire profit d’une introspection continue qu’il nomme sa psychologie. Ainsi il souffre deux fois plus, que ce soit dans la réalité de sa souffrance ou dans l’observation qu’il en fait (Zweig, 1930).
Nietzsche, révolutionnaire en ce qui concerne la morale et créateur d’une éthique du renversement des valeurs. Ainsi, cette philosophie morale novatrice, à rebrousse-poil de celle platonicienne et chrétienne, nous met sur la voie d’une éthique qui va inspirer le Nazisme.
Un homme malade, isolé et aigri
En 1886, l’homme qui publie Par delà le bien et le mal (1886) est un homme malade, isolé et aigri.
Malade : après avoir enseigné pendant dix ans la philologie à l’université, il a dû arrêter son métier à cause de la dépression et d’une santé défaillante.
C’est un homme isolé : à quarante-deux ans, il vit seul, séparé d’avec les siens : fâché avec son ancien ami et idole, le musicien Wagner ; avec Paul Rée et Lou-Andréas Salomé (une jeune femme russe de vingt ans, belle, brillante et libre, dont Nietzsche est tombé amoureux) : ils avaient créé ensemble un petit « cercle philosophique » et même vécu tous les trois, mais avaient fini par se brouiller. Nietzsche s’est fâché également avec sa sœur (qui le prendra tout de même en charge quand il sombrera dans la folie, quelques années plus tard). Depuis qu’il a quitté l’université, Nietzsche erre entre Nice et Turin. Seul, allant d’hôtel en pension de famille.
Nietzsche est aigri et rumine sa rancœur : contre une époque sans grandeur, dominée par la morale « judéo-chrétienne », l’ascension des idées égalitaires (démocratiques et socialistes) dans lesquelles se vautrent les masses serviles, et qui étouffent la vraie grandeur de l’homme : celle des héros et des surhommes, qui vibrent eux d’une « volonté de puissance ».
La récupération de l’idéologie de Nietzsche par les nazis
Hitler rend visite en 1932 à la soeur de Nietzsche qui règne à Weimar sur les archives de son frère ; Mussolini, devenu fasciste, subventionne l’entreprise d’édition de ses oeuvres : est-ce à dire que le philosophe, qui meurt en 1900, mais dont l’oeuvre s’arrête en 1889, a pu contribuer à l’apparition du fascisme et du nazisme, alimenter leur propagande et soutenir leur idéologie raciste?
La question de savoir si Mein Kampf doit quelque chose à Nietzsche est problématique pour deux raisons.
- En ce qui concerne Hitler, comment pouvons-nous déterminer ce qu’il a pu lire et comprendre du philosophe faussement accessible?
- En ce qui concerne Nietzsche, il n’y a pas un, mais deux risques. S’il est difficile de l’exonérer de toute responsabilité intellectuelle, il est impossible de le considérer comme quelqu’un qui a inspiré la criminalité qui hante Mein Kampf.
Il est hors de question de faire taire les « horreurs » trouvées dans les œuvres de Nietzsche. Mais plutôt d’y voir ce que le philosophe a cru devoir emprunter aux tenants de la sélection, de l’esclavage et de l’eugénisme de son temps. Tout se passe comme si sa nostalgie d’une aristocratie imaginaire et son penchant pour une esthétique des ténèbres l’obligeaient à être « anti » en tout point : anti-moderne, anti-humaniste, anti-universaliste, anti-judaïque, anti-chrétien et anti -philosophe aussi.
Nietzsche va devenir dans la propagande nazie une figure intimement liée à Adolf Hitler et une importante source de justifications idéologiques.
Les écrits de Nietzsche, trente ans après sa mort, ont en effet servi de caution au régime nazi. Nietzsche qui a engendré la pensée la plus tragique et la plus subversive de l’histoire de la philosophie occidentale, a souvent évoqué et conceptualisé la guerre dans ses œuvres.
Dans l’ensemble, les commentateurs de Nietzsche s’accordent à trouver dans les textes de Nietzsche des points de ressemblance avec le nazisme susceptibles d’expliquer en partie l’ampleur de la récupération idéologique des idées de ce philosophe. C’est le cas par exemple du mépris de Nietzsche pour la démocratie et pour l’idée d’égalité entre les êtres humains.
Nietzsche voit dans le conflit le fondement de l’existence et de la pensée. Cette guerre de chacun contre tous où l’homme est un loup pour l’homme, Nietzsche en reprend les attendus en les transposant dans le monde intérieur. Nietzsche retient que la guerre est le fond originaire de toute existence que l’homme projette sur l’histoire.
Face à la montée du nationalisme allemand puis à celle du nazisme, on a rétrospectivement situé Nietzsche comme un précurseur inspiré. Pourtant :
- Il redoute en 1870 que l’unification allemande n’amène un état trop autoritariste.
- Nietzsche le Saxon comme son père spirituel d’alors, Richard Wagner le Bavarois, craignent que la guerre, surtout si elle est victorieuse, amène l’hégémonie d’une dictature militaire prussienne sur les autres états allemands. « Point de guerre, écrit-il, l’État en deviendrait trop fort ».
Propos surprenants pour un homme qui est sensé être un belliciste et le grand penseur du nationalisme allemand que Hitler voulait en faire. Mais nous allons voir que Nietzsche, même s’il a inspiré le 3ème Reich, était en réalité un précurseur du 4ème…(reich).
Nietzsche sur l’eugénisme et sa justification machiavélienne.
Nietzsche a développé un projet eugéniste en le justifiant par des considérations machiavéliennes. Par eugénisme, nous entendons une idéologie politique prônant le contrôle de la reproduction au service d’une image normative de l’homme. Or, il existe bien un eugénisme nietzschéen.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la question d’un eugénisme nietzschéen, a reçu une réponse négative de la part de de commentateurs qui combattaient les interprétations nazies pour réhabiliter philosophiquement Nietzsche. Une telle démarche correspondait alors à une nécessité historique. Mais elle devait passer sous silence certains textes et concepts dont on peut légitimement s’horrifier.
Dans sa thèse de doctorat publiée en 1911, Claire Richter écrivait sans ambiguïté : « Nietzsche conseille la sélection consciente à l’humanité »
Les réticences des spécialistes sur ce sujet semblent parfois liées à des idées reçues sur l’eugénisme: son assimilation immédiate au nazisme, l’ignorance ou la minimisation de ses sources biologiques, la croyance erronée qu’il serait par définition coercitif, enfin l’idée historiquement fausse qu’il émanerait uniquement de penseurs réactionnaires.
Il faut d’abord souligner que la question de l’eugénisme ne se confond pas avec celle du nazisme.
Cinquante ans avant l’accession au pouvoir du nazisme, l’anglais Francis Galton, cousin de Darwin, présentait un projet scientifico-technique visant à « supplanter les lignées humaines inefficaces par de meilleures souches ».
On ne peut pas considérer, du reste, que l’État nazi ait été le premier à appliquer ce type de programme. Des mesures eugéniques ont en effet été légalisées dans plusieurs démocraties occidentales avant 1933, y compris sous la forme de stérilisations forcées, comme ce fut le cas dans plusieurs états américains à partir de 1907. Au Danemark, par exemple, une première loi de stérilisation reposant sur le volontariat fut instaurée en 1926.
L’eugénisme post-darwinien est né d’une forme de progressisme.
Darwin écrit dans La Filiation de l’homme, qu’une régression évolutive de notre espèce est possible si la « classe des meilleurs hommes » se reproduit moins vite que les « membres inférieurs de la société ».
L’eugénisme post-darwinien est fondé sur l’idée que la civilisation moderne met en danger le progrès biologique : les « faibles » pourraient bien l’emporter sur les « forts » dans un contexte social anormalement protégé.
Le lien entre eugénisme et progressisme est donc crucial sur le plan des fondements théoriques.
L’eugénisme a toujours été prêché au nom de la science et du progrès. C’est ce qu’Aldous Huxley, frère du biologiste eugéniste Julian Huxley, a remarquablement montré dans Le Meilleur des mondes.
Ainsi, nous pouvons définir l’eugénisme comme un contrôle social de la reproduction au service d’une image normative de l’homme. L’eugénisme est l’idéologie politique qui prône ce type de mesures, qu’elles soient coercitives ou simplement incitatives, pour améliorer des lignées humaines ou pour empêcher leur détérioration.
La question est de savoir si Nietzsche peut être qualifié d’eugéniste en ce sens.
Nietzsche a écrit des textes expressément eugénistes :
La société, en tant que haut mandataire de la vie, a à répondre de toute vie manquée devant la vie elle-même, – elle a aussi à l’expier : elle doit par conséquent l’empêcher. La société doit prévenir la procréation dans de nombreux cas : pour cela, elle a le droit de tenir à sa disposition sans considération de provenance, de rang ou d’esprit, les mesures contraignantes les plus dures, privations de liberté, et le cas échéant castrations. L’interdiction biblique « tu ne tueras point ! » est une naïveté comparée au sérieux de l’interdiction de vivre adressée aux décadents : « vous n’engendrerez point ! »… La vie elle-même ne reconnaît aucune solidarité, aucun « droit égal » entre les parties saines et les parties dégénérées d’un organisme : on doit amputer ces dernières – ou c’est le tout qui va à sa perte.– Pitié pour les décadents, droits égaux y compris pour les ratés – ce serait la plus profonde immoralité, ce serait la contre-nature elle-même faite morale !
On ne peut nier que Nietzsche légitime ici l’exclusion reproductive de nombreux individus, qualifiés de décadents ou de dégénérés.
Quand, à l’intérieur d’un organisme, l’organe le plus infime cesse si peu que ce soit d’assurer parfaitement sa conservation, le renouvellement de son énergie, son « égoïsme », c’est le tout qui dégénère. Le physiologiste exige l’amputation de la partie en dégénérescence, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est bien loin d’éprouver de la pitié à son égard. Mais le prêtre veut justement la dégénérescence du tout, de l’humanité : voilà pourquoi il conserve ce qui dégénère – c’est à ce prix qu’il la domine.
L’idée que la charité chrétienne fait obstacle à la loi naturelle de la vie constitue un lieu commun de la littérature darwiniste du XIXe siècle. Toutefois, quand Nietzsche exige d’« amputer » les membres dégénérés de la société, il va plus loin dans l’interventionnisme que la plupart des eugénistes darwiniens. En effet, Nietzsche appelle de ses voeux une élimination active des faibles et des ratés, au nom d’une philanthropie paradoxale qui va au rebours de la pitié chrétienne :
Les faibles et les ratés doivent périr : premier principe de notre philanthropie. Et on doit même encore les y aider.Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice? – La pitié en acte pour tous les ratés et les faibles – le christianisme.
Nietzsche imaginait dès 1876 un avenir où l’on favoriserait l’extinction des « mauvaises races » pour procéder à l’« élevage de meilleures ». Et il ajoutait sans détour que « l’extinction
de nombreuses espèces d’hommes est aussi souhaitable que n’importe quelle reproduction ».
« Contre de tels individus, le reste de l’humanité a les mêmes droits que contre les enfants malformés et les monstres : il lui est permis de les détruire, pour ne pas favoriser la propagation de ce qui est arriéré et raté »
L’eugénisme confine ici à l’euthanasie…
N’oublions pas qu’à l’époque de Par-delà le bien et le mal, Nietzsche trace sa perspective d’une « grande politique » européenne.
D’autre part, Nietzsche ne se soucie pas de l’évolution de l’humanité dans son ensemble, mais seulement de l’émergence d’individus supérieurs…
Eugénisme et machiavélisme
Il s’agit maintenant de voir comment s’articule la justification que Nietzsche entend donner à son eugénisme.
Dans la mesure où la question de la valeur ne se réduit pas pour lui à celle de la vérité, il ne peut s’en remettre à une conception scientifique comme les eugénistes darwiniens. Il doit donc considérer la légitimation dans une perspective différente, en distinguant plus nettement les fins et les moyens. Pour Nietzsche , il est impératif de réprimer ses bons mouvements et sa pitié en vue d’une fin supérieure. Selon lui, vouloir la souveraineté de la vertu implique par principe de renoncer à être vertueux.
La morale de l’élevage et la morale de l’apprivoisement se valent parfaitement quant aux moyens qu’elles emploient pour s’imposer : nous sommes en droit de poser en principe suprême que pour fabriquer de la morale, on doit vouloir inconditionnellement son contraire. […] D’une formule, on pourrait dire : tous les moyens grâce auxquels on devait jusqu’à présent rendre l’humanité morale furent radicalement immoraux.
On retrouve ici le principe fondamental que tout « fondateur de nouvelle puissance morale » se doit d’être un « immoraliste de l’action ». Nietzsche ne voit donc justement pas dans l’immoralité des moyens un motif de condamnation en soi…
Nietzsche conçoit donc l’eugénisme comme un ensemble de moyens immoraux au service d’une fin supérieure.
Admettons que le prince machiavélien doive savoir « entrer dans le mal » au nom d’une fin supérieure. Il a cependant besoin, pour justifier son action, d’une présomption forte du bénéfice escompté. Or plus on raisonne sur une longue durée et en intégrant de nombreux facteurs de probabilité, moins on est en mesure de dégager ce type de présomption.
Il en est ainsi dans le cas de l’eugénisme, où on aspire à rien de moins qu’à orienter l’évolution d’une population sur plusieurs générations, à partir d’une connaissance partielle des processus en jeu.
Nietzsche a effectivement été un penseur eugéniste. Il a, de fait, prôné un contrôle social au service de son axiologie.
Mais, il serait absurde d’imputer au seul Nietzsche les agendas apocalyptiques des eugénistes mondialistes d’aujourd’hui. Sans l’appui des biologistes, des psychiatres, et autres scientifiques, l’eugénisme ne se serait pas traduit dans les faits et la voix du philosophe serait restée isolée.
Ce que nous devons retenir de cet article, c’est qu’au final, la « Force des faibles », terrorise les tenants de cette idéologie psychopathe. En effet, la théorie principale se trouve être : « les « faibles » pourraient bien l’emporter sur les « forts » dans un contexte social anormalement protégé. »
Le concept de protection normale, implique un contrôle total… C’est simplement en résistant à ce contrôle, que les soit-disant « faibles », gagneront…
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