Potins

Le MILLIARDAIRE qui a DISPARU à jamais dans ses TOILETTES


L’incroyable histoire étrange et mystérieuse du milliardaire qui s’est évaporé dans ses toilettes

1928 : AFFAIRE LOEWENSTEIN, UN MILLIARDAIRE DISPARAIT EN PLEIN CIEL

Comme le dit Le Figaro du 6 juillet 1928 : « Voici un drame qui comblera ce goût du romanesque qui n’est certes point aboli au cœur des foules » : on trouverait difficilement une entrée en matière plus appropriée à la chronique qui va suivre.

Nous sommes le mercredi 4 juillet 1928, en début de soirée, à l’aéroport de Croydon, au sud de Londres. Un avion privé de type Fokker VIII-a en décolle à destination de Bruxelles. L’engin emporte 7 personnes dont l’équipage (2 membres). Il appartient à un financier belge du nom d’Alfred Loewenstein qui est parmi les passagers et qui rentre de son voyage d’affaires à Londres.

Ce qui parait banal de nos jours ne l’est pas, à l’époque : l’aviation d’affaires reste encore très peu développée en 1928 et posséder son propre engin (ici, un trimoteur, récent et puissant) est réservé à une élite fortunée. Alfred Loewenstein, précisément, y appartient. Ce multimillionnaire, alors très en vue, est entouré d’un personnel trié sur le volet : outre le pilote et le mécanicien, il y a le « premier valet » attaché à sa personne, son secrétaire particulier et deux « sténodactylos » : une Française et une Anglaise.

Vers 20h30, l’avion atterrit en urgence sur une plage déserte, au sud de Dunkerque à Fort Mardyck où les passagers racontent brièvement leur histoire aux autorités françaises accourues sur place : alors qu’il arrivait en vue des côtes françaises, le pilote a été informé par le valet d’Alfred Loewenstein que, parti quelques instants aux toilettes (situées à l’arrière de l’avion), celui-ci n’était pas reparu. Stupéfaction et après vérification : le financier avait effectivement disparu. Il n’était plus à bord !

Une fois les témoignages recueillis, les autorités françaises autorisent l’avion à redécoller. Se dirigeant cette fois vers le sud, l’engin se pose sur l’aérodrome de Saint-Inglevert. Là, on fait débarquer tout le monde et on prévient madame Madeleine Loewenstein, qui réside à Bruxelles.

La presse, déjà, accourt. L’épouse d’Alfred Loewenstein arrive à Calais à l’aube du jeudi 5 juillet pour s’entretenir avec les autorités, l’équipage et les passagers qui y ont été conduits. Puis, alors qu’elle repart pour la Belgique, on commence les recherches, auxquelles, dès le surlendemain, participe le pilote lui-même. La presse, naturellement, s’empare de l’affaire et formule les hypothèses les plus extravagantes pour expliquer l’étonnante disparition.

Le mercredi 11 juillet 1928, une cérémonie religieuse est organisée car, on en est convaincu, Loewenstein n’a pas sérieusement pu survivre à une chute de 1300 mètres (4000 pieds).

Après quelques jours d’agitation, l’intérêt de la presse pour le fait divers décroît rapidement. Il se réveille temporairement lorsque les prévisions les plus pessimistes qui avaient été formulées s’avèrent exactes : le jeudi 19 juillet vers 16 heures, un corps est repéré par un bateau de pêche à dix milles (dix-huit kilomètres) du cap Gris-Nez.

Si le cadavre est abîmé par plus de deux semaines en mer, il est formellement identifié grâce à plusieurs éléments concordants (montre gravée au poignet, observations conformes au dossier médical et témoignages de deux proches arrivés sur place) : c’est, sans aucun doute possible, celui du financier belge Alfred Loewenstein. Cette découverte tragique met un terme formel à l’enquête judiciaire belge qui conclut :

Loewenstein, en sortant des toilettes, a confondu la porte de l’espace passagers avec la porte extérieure de la carlingue. Il est tombé de l’avion et n’a pas survécu à sa chute.

L’enterrement a lieu le 22 juillet suivant au cimetière d’Evere, en grande banlieue de Bruxelles.

1908 – 1922 : ALFRED LOEWENSTEIN, FINANCIER AMBITIEUX AUX MÉTHODES BRUTALES

L’affaire Loewenstein ne peut être abordée sans la connaissance préalable du parcours atypique et de la personnalité singulière de l’individu : ces éléments devront être conservés en mémoire tout au long de l’enquête.

Au-delà des antiennes mille fois ressassées avec facilité (et paresse) par la presse mondaine (on dirait people aujourd’hui) de l’époque, dans les années 1980, l’écrivain William Norris mena une enquête qui le conduisit à retrouver la trace de Loewenstein (The Man Who Fell from The Sky – 1987 – Viking éd.) et à cerner son pedigree. Loewenstein y apparait comme un personnage audacieux, hyperactif, agressif et cyclothymique, ambitieux jusqu’à la mégalomanie et sans aucun scrupule : Loewenstein est un prédateur de la finance qui se fait autant d’alliés que d’ennemis féroces.

Alfred Loewenstein est né le 11 mars 1877 à Bruxelles.

Apparu tardivement sur le devant de la scène, vers l’âge de quarante ans, Loewenstein a toujours laissé planer autour de lui un certain mystère quant à ses débuts, comptant à juste titre sur le romanesque et la facilité que les journalistes choisissent généralement pour combler les lacunes de leurs informations et parvenir au nombre de mots qui leur est imparti dans leurs colonnes.

Ainsi Le Journal du 6 juillet 1928 indique-t-il que Loewenstein était « né en 1874, fils d’un petit changeur » et Le Petit Journal qu’il « jouait en bourse à l’âge ou d’autres passent leurs examens » alors que Wikipédia affirme sans preuve qu’il est « diplômé de l’université de Bruxelles » sans préciser laquelle ni en quelle année… Tout cela est bien vague.

En réalité, Alfred Loewenstein est le fils de Bernard Loewenstein, un immigré juif allemand arrivé en Belgique en 1870 et qui commença dans le change de devises, épousa la fille d’un banquier belge puis se lança dans le courtage d’actions et d’obligations dans lequel il fit faillite au début du XXème siècle.

Ayant réglé les dettes de son père, Alfred Loewenstein se lance à son tour dans le courtage de titres : il recommande et place des actions et des obligations (= dettes) auprès des épargnants et des investisseurs.

En 1908, il se trouve que des entrepreneurs canadiens n’arrivent précisément pas à trouver des fonds sur leur marché domestique pour développer leurs réseaux de transport de voyageurs à Rio et à Sao Paulo ainsi que leurs entreprises de production d’électricité, réunies sous la société, immatriculée au Canada, « Brazilian Traction ». Brazilian Traction, qui a d’importants besoins de capitaux, va donc aller les chercher en Europe en y proposant des obligations (=de la dette) à 5 %.

Mais comment convaincre les investisseurs et les épargnants belges, méfiants devant une levée de capitaux massive en faveur d’une affaire bien éloignée de chez eux, dans un contexte où les bourses nord-américaines baissent ?

Loewenstein a une idée : il propose une réduction sur la valeur faciale des obligations : il les vend à 68.2 % de leur prix théorique d’émission. Ainsi, pour une valeur de l’obligation de 100, l’épargnant n’apportera-t-il que 68,2, tout en recevant tout de même un intérêt facial de 5 pour cent.

Brazilian Traction va donc payer un taux d’intérêt réel de 5 % X 68,2 soit un équivalent réel de 7.3 % tout en collectant moins de fonds que prévu mais bon, il faut savoir ce qu’on veut.

L’émission obligataire est un succès : Brazilian Traction voit l’argent affluer dans ses caisses, les épargnants font une bonne affaire et Loewenstein se remplit les poches de commissions. Brazilian Traction est le « coup » qui va le lancer et pour cette entreprise, il va garder toute sa vie (et même jusqu’à ses derniers instants, nous le verrons plus tard) une affection particulière.

Si 1908 est l’année-phare de la réussite professionnelle d’Alfred Loewenstein, c’est également une année-tournant dans sa vie personnelle : il épouse, cette année-là, Madeleine Misonne, la fille d’un proche conseiller financier du roi des Belges, de onze ans sa cadette. Loewenstien, israélite d’origine, s’est auparavant converti à la religion catholique dont il est devenu un fervent pratiquant.

Le 17 juin 1910, c’est la naissance de Robert (« Bobby ») : ce sera l’unique enfant d’Alfred et de Madeleine.

En 1911, Loewenstein est de nouveau la bonne fée de Brazilian Traction : il facilite largement l’émission de sa dette en souscrivant lui-même de nombreuses obligations émises à la fois en Belgique, en France et en Angleterre. Ce faisant, il obtient, que le paiement du coupon (= intérêt) se fasse pour un montant déterminé sur la base d’une parité franc belge / franc français fixée à l’avance. Nous en reparlerons un peu plus loin…

En 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale et l’invasion de la Belgique par l’armée impériale allemande forcent Loewenstein, sa femme et leur jeune fils à s’exiler à Londres. Avec le grade de capitaine dans les forces belges, il est chargé de l’approvisionnement des troupes alliées. Il semble réussir tellement à ce poste que sa fortune personnelle s’accroit de façon importante.

1918 : Avec la fin de la guerre, Alfred Loewenstein reçoit une distinction exceptionnelle au Royaume-Uni. Pour « services rendus à la cause alliée », il est fait « Compagnon du Bain. » Peu connue à l’étranger, cette distinction est l’une des plus anciennes (1725) et l’une des plus prestigieuses. Elle récompense ceux qui, par leur travail, ont servi les intérêts du royaume. En 1918, l’ordre n’est pas encore ouvert aux femmes (il faudra attendre 1971) et compte 120 « Grand-croix », 355 « commandeurs » et 1925 « compagnons. »

C’est à ce grade qu’est admis Alfred Loewenstein : cela est rare car l’ordre est prioritairement réservé aux Britanniques et il ne compte d’étrangers que si ceux-ci sont particulièrement illustres (le fondateur américain du scoutisme Baden-Powell, le général français Leclerc, les maréchaux Juin ou de Lattre et les présidents Chirac, Sarkozy et Hollande seront par la suite honorés de cette distinction). Cette distinction est pour Loewenstein le signe tangible d’une réelle ascension sociale.

A-t-il acheté ce titre (cette pratique a existé à cette époque avec diverses distinctions) grâce à la fortune amassée pendant la guerre, celle qui lui a par exemple permis d’acquérir une vaste propriété (« Thorpe Satcheville » dans le Leicestershire) ? Rien n’a pu formellement l’établir mais Loewenstein traine en tout cas derrière lui une réputation sulfureuse de nouveau riche sans scrupule disposant d’une fortune dont l’origine demeure suspecte.

En 1919, la Belgique est en proie à une grave crise économique et le franc belge se dévalue rapidement. Qu’importe pour ce qui concerne les porteurs d’obligations de Brazilian Traction : ils sont payés des intérêts sur la base d’un cours (fixe !) FBF / GBP de… 1914. Loewenstein a donc fait assumer sans vergogne par la société un risque de change qui s’est révélé désastreux pour elle.

Pire, il apparait, à la lecture du prospectus d’émission concocté par les soins de Loewenstein, que si les obligations émises en GBP ne sont remboursables qu’en GBP, les obligations émises en FRF peuvent l’être en… or ! Et Loewenstein, qui en a souscrit un grand nombre, entend faire valoir ses droits contractuels, offrant d’y renoncer en contrepartie… d’un siège au conseil d’administration de Brazilian Traction !

La compagnie, scandalisée, refuse. Après des négociations tendues, elle signe finalement avec Loewenstein un arrangement comportant pour ce dernier d’importants dédommagementsLoewenstein est plus riche que jamais mais, désormais, le torchon brûle entre lui et ses anciens partenaires.

Fortuné et influent, Loewenstein est un personnage tout à la fois admiré et détesté, craint et néanmoins incontournable sur la scène financière européenne.

Citoyen belge, Loewenstein fait construire à Bruxelles un hôtel particulier au 35 rue de la Science, réalisé par l’architecte français Sigwalt dans le style « Beaux-Arts », en vogue alors à Paris : c’est le style par exemple du palace Le Lutétia, situé boulevard Raspail (le bâtiment prendra naturellement le nom d’« Hôtel Loewenstein » et deviendra par la suite le siège de l’Ambassade des Pays-Bas avant d’abriter, à partir de 1995 et jusqu’à aujourd’hui, une partie du Conseil d’Etat belge et les audiences publiques de la section d’administration).

Mais si cette adresse est la résidence officielle de Loewenstein, l’endroit où il passe le plus clair de ses (rares) loisirs est situé dans le nord de l’Angleterre.

Car si Loewenstein met son argent au service de son ambition sociale, il le dépense également pour sa grande passion : les chevaux. Il entretient une écurie aux couleurs orange et noir pour les courses hippiques et pratique assidûment la chasse au renard lors de réunions fastueuses dans sa vaste propriété « The Pinfold » à Thorpe Satcheville, un lieu-dit proche de Melton Mowbray, dans une région fort prisée des têtes couronnées et de la haute aristocratie britannique. Là, il s’adonne également à de longues séances d’équitation.

La vaste propriété de Loewenstein (aujourd’hui morcelée, lotie et réaménagée) est d’une superficie de 160 hectares. Elle comprend des bâtiments pour les employés, un champ de course, des écuries, un golf à neuf trous et un aérodrome privé (à Croxdon). Cela fournit du travail à toute la ville dont les habitants sont tous, à un titre ou à un autre, amenés à travailler lors de réceptions fastueuses d’un Loewenstein qui fait de nombreux dons au villageois et aux enfants. Car si Loewenstein est riche, il est aussi prodigue et généreux et il tient à le fait savoirChez lui, il reçoit beaucoup, et avec munificence : du beau monde, des gens influents, des industriels, des financiers, des sportifs, des hommes politiques et des aristocrates. Il étale son opulence lors de dîners fastueux où il ne regarde pas à la dépense et il gratifie souvent ses invités (comme son personnel !) de tuyaux boursiers aussi discrets que lucratifs.

Est-il pour autant considéré en retour ? Rien n’est moins sûr. Dans une Angleterre protestante où la naissance prime tout, un juif belge devenu catholique et enrichi par la spéculation et les coups financiers n’inspire pas la considération naturelle. Loewenstein invite beaucoup mais l’est très peu en retour. L’ostracisme dont il fait l’objet est poli mais patent. Cela n’en modifie pas ses habitudes d’hospitalité et ses efforts de sociabilité mais, pour autant, qui peut savoir quelle amertume se cache derrière le masque de l’hôte cordial et accueillant ?

1922 : DRÔLE DE « SAUVETAGE » POUR BRITISH CELANESE

Début 1922, à la tête de nombreuses sociétés industrielles, Alfred Loewenstein décide d’entrer au capital d’une société suisse à capitaux anglais appelée British Celanese, qui fabrique de l’acétate de cellulose et qui se trouve alors au bord de la faillite.

On imagine sans peine que cette décision n’a rien de philanthropique.

Pour bien saisir le contexte et comprendre l’enjeu industriel de l’acétate de cellulose, il faut revenir quelques années en arrière lorsque la société British Celanese fut fondée et développée par Henri Dreyfus, un entrepreneur suisse au profil aussi agressif et controversé que celui de Loewenstein, et pourquoi cette société, en 1922, est à deux doigts de la banqueroute…

Henri Dreyfus (1882 – 1944) est issue d’une famille israélite de Bâle (Suisse). Diplômé de la Sorbonne en chimie, il se lance d’abord dans la recherche de colorants indigo avec son frère Camille avant de se tourner, à partir de 1908, vers le développement de l’acétate de cellulose. L’acétate de cellulose est une matière plastique inventée en 1865 et que les frères Dreyfus perfectionnent en parvenant à fabriquer des fils textiles pour des applications industrielles : une invention appelée Acétol et brevetée le 27 septembre 1905. L’acétate de cellulose peut ainsi être utilisé pour les films photographiques (en remplacement des films en celluloïd, trop inflammables) mais aussi comme composant de certains adhésifs et d’explosifs. Sous forme liquide, on peut en enduire également des fils textiles d’autre matières tout en les colorant et en les renforçant. C’est précisément son utilisation sous forme d’enduit pour renforcer le fuselage des avions et des dirigeables (alors en toile et en bois) qui lance la prospérité des frères Dreyfus, à partir de 1910.

Dès septembre 1914, soit un mois après le déclenchement de la Première guerre mondiale, les Dreyfus démarchent le British War Office pour les aux besoins militaires : l’enduit d’acétate de cellulose renforce en effet les toiles de lin ou de soie qui recouvrent les fuselages et les ailes des avions de chasse, accroit leur tension (donc leur portance), leur imperméabilité et leur résistance au feu sans alourdir pour autant les appareils. Le War Office comprend rapidement toute l’importance de ce produit pour les forces aériennes et signe des contrats avec les Dreyfus et leur société suisse Cellonite qui devient leur… unique fournisseur !

Dans un premier temps, Henri Dreyfus assure la production d’enduit depuis l’usine de Bâle : cela lui permet de fournir aussi bien l’Angleterre que… l’Allemagne, dans le cadre d’une neutralité helvétique bien comprise. A partir de 1916, Dreyfus lance la construction d’une usine à Spondon (Derbyshire) dont la production d’acétate de cellulose démarre en avril 1917. Le War Office augmente ses commandes de façon exponentielle : s’il faut de l’enduit pour la production de seulement 200 avions en 1914, il en faut pour 2 342 en 1915 et 6 633 en 1916, tout cela dans un contexte d’exemption d’impôt !  L’affaire est particulièrement rentable pour les Dreyfus : en mars 1918, la valorisation de leurs actions a progressé de 58 000 % en 4 ans.

La success story va cependant prendre des allures d’arnaque.

Car l’apport en capital par Dreyfus dans British Celanese (« BCCM ») a été très limité tandis que l’essentiel du financement de la société s’est fait sous forme de dette obligataire dont le taux est élevé et a été souscrit indirectement par Dreyfus, qui pompe donc allègrement le cash de la BCCM. En juin 1918, les groupes chimistes anglais concurrents Courtaulds et United Alkali dénoncent officiellement auprès des parlementaires britanniques l’attribution sans appel d’offre des contrats entre l’Etat et la BCCM, les avantages fiscaux dont celle-ci bénéficient et ils mettent en évidence le double jeu des Dreyfus qui fournissent en même temps de l’acétate de cellulose à l’ennemi depuis l’usine de Bâle ! La procédure fait long feu car, en novembre 1918, la guerre prend fin.

Avec la fin des hostilités, toutes les commandes militaires sont annulées et le carnet de commande de la BCCM se vide brutalement. BCCM doit se réorganiser et trouver des clients industriels civils. A court terme, cependant l’argent ne rentre plus dans les caisses comme autrefois.

En 1920, à la recherche de nouveaux capitaux, BCCM devient British Celanese Ltd et s’introduit en bourse mais la reconversion demeure difficile.

En 1922, à court de trésorerie, British Celanese est proche de la faillite.

C’est dans ce contexte qu’intervient Alfred Loewenstein, lequel a flairé les atouts de cette entreprise : une bonne notoriété, un outil industriel récent en Angleterre et sur le continent, un savoir-faire incontestable et la détention en pleine propriété de nombreux brevets prometteurs tel celui de la « soie artificielle » qui peut être produite en très grande quantité et à prix modérés pour des marchés de masse comme ceux de l’habillement. Intéressé par la chimie, Loewenstein vient d’ailleurs d’acheter lui-même une entreprise chimique en Belgique, nommée Tubize…

Alors que le Suisse Henri Dreyfus est ingénieur (il déposera près de 2 000 brevets dans sa vie), le Belge Alfred Loewenstein a un bagage intellectuel et technique très inférieur mais c’est un financier qui a le flair pour les « coups » qui peuvent rapporter gros. Loewenstein propose d’apporter de l’argent frais à British Celanese via sa société Cellulose Holdings (future « International Holdings Company »). Cellulose Holding apportera des fonds de deux façons :

  • en cash grâce à une augmentation de capital réservée
  • à l’aide de prêts qu’elle accordera à British Celanese (= des « prêts d’actionnaire »).

LOEWENSTEIN : UN FINANCIER VISIONNAIRE ET QUI SAIT S’ENTOURER

Loewenstein est un précurseur en matière de finance : il a créé une société purement financière qui a vocation à prendre et à détenir (= to hold, en anglais) un pourcentage non majoritaire dans des sociétés industrielles (c’est banal, de nos jours). Pour la diriger, il dispose à ses côtés deux « conseillers » : des financiers sulfureux dont il convient de dire un mot.

Il y a d’abord le Major Albert Pam, la quarantaine, d’origine partiellement juive, surnommé Pamski par ses amis, décoré de l’Ordre prestigieux du British Empire et de la Légion d’honneur autant qu’il est un spécialiste de la faune et de la flore sud-américaine. C’est du reste un membre éminent de la Linnean Society of London (une société savante fondée en 1788 à Londres, la plus ancienne de ce genre consacrée à la biologie, dédiée à l’étude et à la diffusion de la taxinomie, la classification des organismes vivants).

Mais c’est aussi un affairiste qui, autour de 1905, s’est lancé en Amérique du sud par l’intermédiaire de son oncle. En compagnie d’avocats et d’hommes politiques britanniques, il a fondé le Ethelburga Syndicate : une société qui exploite des matières premières (les mines de sel au Venezuela) ou divers marchés (les allumettes en Bolivie) en détenant à chaque fois le monopole de cette activité. Comment obtenir un tel monopole, seulement octroyé par les pouvoirs publics locaux ? En associant les dictateurs et les politiciens aux bénéfices de l’entreprise. Corruption et clientélisme sont donc les leviers de la réussite de ce syndicat qui a débuté son activité auprès du général vénézuélien Cipriano Castro (1858 – 1924). La fréquentation étroite de dictateurs a permis des profits substantiels mais a aussi conduit à quelques déboires, spécialement lorsque le syndicat a essayé de se diversifier géographiquement en Chine et au Mozambique…

Après la première guerre mondiale, Pam est entré à la Banque anglaise Schroder comme « conseiller » de la Direction Générale et a rencontré Loewenstein. A son tour, Loewenstein l’appointe en 1922 comme « conseiller » de sa holding.

Le second « conseiller » de Loewenstein n’est pas un personnage moins sulfureux. Frederick Szarvazy, Tchèque né en Hongrie en 1865, a également passé une partie de sa jeunesse en Amérique du sud. Il est venu s’installer à Londres en 1901. En 1919, devenu cette fois britannique, parfaitement introduit dans l’establishment  anglais, il a pris la direction de la BFCC (British Foreign and Colonial Corporation) : une banque d’affaires et de courtage spécialisée dans l’introduction des sociétés en bourse : c’est en quelque sorte ce qu’a fait Loewenstein à ses débuts, avec les émissions obligataires et le profil des deux hommes est assez proches, quoique Szarvazy ait, au contraire de Loewenstein, un goût prononcé par la discrétion…

Comment la société holding de Loewenstein peut-elle disposer des fonds nécessaires à l’achat de ses participations ? Grâce à ses augmentations de capital auxquelles souscrivent les actionnaires (nous dirions « le marché » aujourd’hui) puisque cette holding a été introduite en bourse. En clair : Loewenstein prend des risques avec l’argent des autres : des spéculateurs attirés par ses « coups » et qui espèrent profiter de la valorisation des participations prises par Cellulose Holdings. Car il se trouve que Cellulose Holdings est par ailleurs actionnaire de Tubize, un chimiste belge…

Pour ce qui est de sa proposition de renflouer British Celanese, Loewenstein pose des conditions financières exorbitantes :

  • un taux d’intérêt de 8 % sur la dette intragroupe
  • des royalties (redevances) payées par British Celanese à sa maison-mère Cellulose Holdings non pas sur les bénéfices mais sur… le chiffre d’affaires !

Loewenstein siphonne donc autant le cash de British Celanese et il ne la « sauve » qu’en lui maintenant, en réalité, tout juste la tête hors de l’eau.

British Celanese est toutefois finalement tirée d’embarras. Elle se développe en lançant aux États-Unis, en 1924, un filament d’acétate sous le nom de « rayonne », « soie artificielle » ou « viscose » : nous connaissons tous ces noms. C’est un succès. Mais, désormais et statutairement, son contrôle échappe pour partie aux Dreyfus : 3 sièges sur 12 du conseil d’administration sont pourvus par Cellulose Holdings (donc par Loewenstein). Et qui est nommé par Loewenstein à l’un de ces sièges ? Un membre du conseil d’administration de… Tubize : le concurrent !

Après avoir « sauvé » British Celanese (qui n’avait pas le choix), Loewenstein a donc fait entrer un concurrent de celle-ci à son conseil d’administration : il s’est constitué un groupe industriel et il manœuvre pour évincer les fondateurs de British Celanese !

1926 – 1927 : LA BATAILLE DE LA SOIE

Henri Dreyfus est fou de rage devant une telle flibusterie, d’autant plus qu’il constate avec effarement que la société Tubize commence à produire elle aussi de la… soie artificielle ! Il en est convaincu : les administrateurs nommés par Loewenstein chez British Celanese ont profité de leur position privilégiée pour voler des procédés industriels au profit de Tubize, concurrente.

Le capitalisme, c’est tout sauf glamour (contrairement aux publicités pour la soie artificielle) …

Au printemps 1926Dreyfus déclenche une guerre institutionnelle, financière et médiatique sans merci contre Loewenstein : il est décidé à reprendre le contrôle de sa société et de ses procédés de fabrication, et cela coûte que coûte. Dreyfus rachète progressivement le « flottant » de British Celanese (= les actions qui circulent sur le marché et qui peuvent être détenues aussi bien par des investisseurs institutionnels que par des particuliers) et cela pousse le cours de BC à la hausse : + 1500 % entre mars 1926 et 1927 !

Ces deux années sont celles d’un affrontement sans merci de Dreyfus et de Loewenstein aussi bien sur le champ de bataille boursier que sur celui de la communication (Dreyfus accuse publiquement Loewenstein de vol de procédés industriels). Dans les conseils d’administration et les assemblées d’actionnaires, les deux adversaires font assaut de motions, d’accusations, de dénigrements réciproques et ils accumulent déclarations et menaces qui tiennent les lecteurs des journaux financiers en haleine.

De 1923 A 1926 : UN EMPIRE MONDIAL DU TRAMWAY, L’AMBITION SUPREME DE LOEWENSTEIN

La lutte pour le contrôle de British Celanese n’est pas le seul terrain sur lequel se déploie l’énergie inépuisable de Loewenstein. Outre la chimie, le financier belge se démène dans le secteur de la production d’électricité et des transports urbains (qui fonctionnent précisément à l’électricité) avec sa holding SIDRO.

En 1923, Loewenstein s’est associé avec un financier canadien nommé Dannie Heineman et a créé la SIDRO (Société Internationale d’Energie Hydro-électrique) : une société qu’il a introduit en bourse de Bruxelles afin de lever plus facilement des capitaux. Loewenstein veut s’en servir pour bâtir un portefeuille de participations industrielles à l’échelle mondiale.

Dès 1923, SIDRO prend une participation dans les tramways de Barcelone puis dans ceux de Mexico. L’objectif de Loewenstein est de mettre la main sur Brazilian Traction, la société dont le placement des actions l’avait lancé, quinze ans auparavant et qu’il convoite depuis toujours, sans succès.

Il y a là un affect assez puéril pour Loewenstein qui achète alors avec persévérance (et de moins en moins de discrétion) toutes les actions qui se présentent sur le marché de cette société (cotée) dont le siège social est à Toronto (Canada). D’un cours de 52 USD à la mi-1925, Brazilian Traction passe alors à 115 USD en août 1926. Les dirigeants de cette entreprise, de leur côté, cherchent par tous les moyens à échapper au dangereux prédateur belge.

Pour resserrer son étreinte, Loewenstein tente de convaincre les actionnaires de SIDRO d’apporter leurs titres à sa propre holding, International Holdings Company (ex-Cellulose Holding) dans le cadre d’une augmentation de capital de IHC. La nouvelle société issue de cette fusion-absorption serait mieux à même de racheter les tramways mexicains, barcelonais et brésiliens pour les fondre dans une énorme entreprise industrielle de taille mondiale.

Mais son allié canadien, Dannie Heineman, inquiet, refuse fermement. Il s’oppose à ce projet mégalomaniaque de fusion qui, dans les faits, le ferait tout simplement passer sous la coupe de Loewenstein ! Alliés hier, Loewenstein et Heineman deviennent de simples partenaires entre lesquels se sont maintenant installées la méfiance et une sourde hostilité.

1926 est donc, pour Loewenstein, une année où Ses tentatives prédatrices sont contrecarrées : il ne parvient à prendre le contrôle ni de British Celanese ni de Brazilian Traction.

Qu’importe, son énergie et ses ambitions sont inépuisables.

1926 : DES OPTIONS DE CHANGE BIEN JUTEUSES POUR SAUVER LA BELGIQUE…

Loewenstein est sur tous les fronts et tous les continents en même temps. Pendant qu’il ferraille contre Henri Dreyfus pour créer un empire chimique européen et qu’il tente de contourner Dannie Heineman pour contrôler Brazilian Traction, le Belge continue son lobbying auprès des gouvernements d’Europe et soigne sa notoriété par une agitation et une ostentation qui lui fait tenir la une des pages financières des journaux.

Début 1926, le royaume de Belgique est englué dans une crise de ses finances publiques qui l’empêchent de se financer auprès des prêteurs internationaux notamment en raison de la dépréciation de sa monnaie, le franc belge. Comme celui-ci se dévalue, les banques ou les compagnies d’assurance rechignent à prêter (donc à se faire rembourser) en francs car elles se retrouveraient avec des sommes dont la valeur aurait baissé dès lors qu’elles voudraient les convertir en une autre devise.

Au mois de septembre 1926, Alfred Loewenstein effectue un voyage à Barcelone pour apparemment visiter des centrales hydro-électriques qu’il possède en Espagne. Il s’installe fastueusement au Ritz en compagnie de son personnel (pas moins de 40 secrétaires, deux suites réservées dont une transformée en bureaux !) Puis il convoque la presse et offre un banquet nocturne où le champagne coule à flot et où le caviar est apporté depuis Moscou dans son propre avion personnel. Il fait étalage avec ostentation de sa fortune et de sa générosité, toutes choses qui n’ont jamais été mises en doute, même par ses pires ennemis.

Là, il fait une annonce à la presse. Lui, l’un des hommes les plus riches du royaume de Belgique, fait une proposition au gouvernement et à son ministre des Finances, M. Jaspar : il est prêt à prêter 50 millions d’USD à taux… zéro pour aider le pays afin que celui-ci, à son tour, prêtent aux entreprises belges. Ainsi, explique-t-il, ces entreprises pourront se financer gratuitement là où, normalement, le gouvernement les taxerait de 12 % sur les devises empruntées (cela se pratiquait ainsi, à l’époque !) et où les Anglais (qu’ils connait bien, rappelle-t-il) demanderont 22 % d’intérêt. Lui, il est prêt à prêter pour rien !

Mais avec quelle contrepartie ? Loewenstein demande de disposer d’une double option (on appellerait cela aujourd’hui un collar, constitué d’un put – option de vente – et d’un call – option d’achat ) lui permettant de choisir le taux de change USD / BEF au moment du remboursement en USD. C’est assez compliqué à expliquer sans entrer dans des développements qui n’ont, au reste, qu’un rapport assez lointain avec le sujet central de cette chronique. Disons seulement, pour résumer, que Loewenstein, en contrepartie d’un taux d’intérêt nul, souhaite faire assumer par l’Etat belge le risque de fluctuation du franc belge tout en s’assurant une confortable plus-value de changeLa proposition est assez sèchement refusée. Qu’importe, Loewenstein aura occupé, une fois de plus, la une des journaux.

Cinq jours plus tard, Loewenstein prend son avion personnel pour revenir à Londres, avec escale au Bourget. Là, l’avion a une défaillance et est contraint à un atterrissage en catastrophe, heureusement au Bourget. L’engin est sévèrement endommagé et doit être réparé mais les passagers sont indemnes et Loewenstein termine son voyage le lendemain dans un avion de ligne d’Imperial Airways.

OCTOBRE 1926 : L’ETRANGE CAMBRIOLAGE DE LA VILLA BEGONIA

Dans la presse, le bouillant Loewenstein ne fait pas seulement parler de lui dans les pages « vie financière » ou « rubrique mondaine. » En ce mois d’octobre 1926, c’est dans « faits divers / rubrique judiciaire » que son nom va apparaitre.

Il se trouve que son épouse, Madeleine Misonne, est une personnalité mondaine qui impressionne par les sommes importantes qu’elle a coutume de dépenser chez les couturiers et les bijoutiers, notamment parisiens. Elle possède par exemple un collier de 177 perles qui est assuré pour 250 000 USD  de l’époque auprès de la compagnie britannique J.W. Bell & Co.

Début octobre 1926, le couple Loewenstein va passer quelques jours dans sa villa Bégonia de Biarritz, sur la côte basque. En fait de « villa », il s’agit plutôt d’un assez imposant hôtel particulier bâti tout en bordure de la plage Miramar, à 150 mètres au nord de l’Hôtel du Palais (l’ancienne résidence de l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III) : cette villa existe encore, de nos jours, et est même loué (par appartements) aux touristes sur un site internet bien connu…

Loewenstein, lui, possède à cette date l’intégralité du bâtiment où il a fastueusement réuni une soixantaine d’invités, servis par un personnel qui loge dans 7 autres maisons alentour. A la villa Bégonia (comme ailleurs), les époux Loewenstein font chambre à part (mais communicantes).

Dans la nuit du 16 octobre 1926, après un dîner de 58 couverts, un audacieux cambrioleur apparemment arrivé par la plage (du sable est retrouvé sur les tapis et dans les escaliers) force (sans l’endommager) la fenêtre d’une pièce appelée « chambre chinoise. » Puis il monte à l’étage et il s’introduit dans la chambre de Madeleine Loewenstein, endormie.

Dans l’armoire, de dessous une pile de mouchoirs, il retire la clé du petit coffre-fort personnel de Madeleine. Il l’ouvre et subtilise le fameux collier de perles, tout en laissant la clé dans le coffre, ouvert. Puis, le rat d’hôtel passe dans la chambre de Loewenstein qui est contigüe. Là, dans la penderie, il rafle des boutons de manchettes sur une chemise et quelques bijoux (Le Petit Journal parle de deux diamants et évoque des objets d’art) avant de s’éclipser. On observe des empreintes de pas sur la plage et dans un terrain vague à proximité…

L’affaire fait brièvement un certain bruit médiatique : le cambriolage d’un homme fortuné et en vue permet toujours à la presse de faire du tirage facile avec des titres à sensation en première page. Si Le Journal du 16 octobre 1926 annonce « Vingt millions de bijoux dérobés », Le Petit Journal surenchérit avec « Trente millions de bijoux [ont été] dérobés dans la villa de M. Loewenstein, le célèbre financier belge » (par comparaison, le salaire d’un ouvrier qualifié de l’époque est d’environ 12 000 FRF / an). Pour tout indice, Loewenstein promet immédiatement 100 000 FRF.

Si Le Journal « se perd en conjectures », Le Petit Journal, lui, fait immédiatement état des doutes de la police sur l’intrusion réelle d’un cambrioleur par l’extérieur car les conditions de l’opération semblent indiquer une connaissance parfaite des lieux ainsi que de l’emploi du temps des propriétaires (Madame Loewenstein s’est couchée à deux heures du matin et le valet est entré dans la chambre de Loewenstein à 9 heures).

La place de la clé du coffre n’était connue que de quelques intimes… Pourquoi avoir laissé le coffre ouvert en partant ? Pourquoi avoir négligé d’autres bijoux, de moindre valeur ? Comment les Loewenstein ne se sont-il pas réveillés (les journaux évoquent romanesquement des narcotiques employés par le cambrioleur !) et, surtout : pourquoi le chien de la maison (un berger d’Alsace) n’a-t-il pas aboyé ?  « Le ou les voleurs ne seraient-ils pas des familiers de la maison ? » se demande finement le quotidien (et la police, aussi) …

Dès le lendemain, l’assureur J.W. Bell & Co offre GBP 5 000 pour tout renseignement susceptible d’aider la police et annonce entamer sa propre enquête. Car un assureur est, par nature, suspicieux et les aspects étranges de ce cambriolage ne lui ont évidemment pas échappé…

La compagnie dépêche un enquêteur sur place. Celui-ci refait méthodiquement et plusieurs fois le trajet supposé du cambrioleur depuis la plage : il constate qu’à aucun moment ses propres chaussures ne déposent de sable de la façon que l’on en a trouvé sur les escaliers… Rompu aux questions de recel de bijoux (il fera lui-même de la prison quelques années plus tard !), le détective privé prend contact avec la pègre locale et anglaise, sans succès.

En décembre 1926, la police française envoie même une délégation à New York sur la foi d’une information selon laquelle le butin serait en train d’y être écoulé. Sans succès, là encore : manifestement, aucun gang ni cambrioleur professionnel connu n’est impliqué dans cette affaire. Les investigations domestiques, de leur côté, ne donnant rien non plus, la compagnie d’assurance règle finalement la note mais, d’une manière générale, la perplexité subsiste…

La fin de l’année 1926 n’est pas vraiment favorables à Loewenstein puisque, fin décembre 1926, le projet de fusion-absorption de SIDRO par International Holdings (en vue de racheter les tramways mexicains, barcelonais et brésiliens pour les fondre dans une énorme entreprise de taille mondiale sous contrôle de Loewenstein) est rejeté par les actionnaires de SIDRO, emmenés par le financier Heineman qui y est farouchement opposé.

Heineman, l’allié d’hier de Loewenstein, en est devenu l’adversaire résolu.

1927 : LE CANADA, TERRE DE NOUVELLES AMBITIONS

Econduit par les actionnaires de SIDRO dans un projet qui lui tient à cœur, Loewenstein parait assez touché moralement.

La lutte pour le contrôle de British Celanese (BCCM), par ailleurs, se termine finalement pour lui en demi-teinte. C’est Dreyfus qui a le dessus : mi-1927, il récupère le contrôle total du conseil d’administration grâce aux votes de l’assemblée générale des actionnaires. En même temps, il signe avec Loewenstein l’annulation du contrat de prêt léonin à 8 %, qu’il lui rachète cependant au prix fort.

Pour Dreyfus, humilié, c’est une victoire « à la Pyrrhus » : elle a fait beaucoup de dégât (financiers) chez le vainqueur. Loewenstein, vaincu, est déçu mais il a fait payer cher sa défaite. En tout état de cause, la hache de guerre n’est pas enterrée entre deux personnalités qui se haïssent désormais.

Surmené, Alfred Loewenstein part se reposer en Suisse quelques semaines au début de 1927 et affiche une attitude de découragement qui surprend son entourage. Ce n’est qu’un passage à vide temporaire. Bientôt, le financier reprend son inlassable activisme.

Il lance d’abord une augmentation de capital pour International Holdings (IHC) dont le capital social passe de 500 000 GBP à 4 millions GBP. A cette époque, il n’y a aucune autorité des marchés pour donner son avis sur le prix des actions IHL proposées et leur rapport avec la valorisation de la société que nul courtier (broker) ou banque d’affaires ne vient mettre en doute. Loewenstein embarque dans l’opération des amis, des relations et des membres de sa belle-famille.

Pour montrer l’exemple, il souscrit également lui-même des actions IHC, à titre personnel. En réalité, il achète les actions au comptant pour seulement 25 % et, pour le reste (75 %) à crédit (paiement différé) : International Holdings comptabilise donc, au titre de cette augmentation de capital, un argent qui n’est en partie pas réellement versé

Mais ce qui est important, c’est la deuxième étape : celle de la cotation d’International Holdings Company sur la bourse de Toronto : en novembre 1927.

JANVIER – MARS 1928 : SUCCES SUR LES ACTIONS, DECEPTION EN EQUITATION

L’introduction d’International Holdings Company en bourse se fait à un prix de 65 USD / action. Après quelques débuts poussifs, le titre International Holdings Company suscite un véritable engouement et son action affiche des performances vertigineuses, de même que celles de ses participations (Tubize, Glantzoff, Sidro, Mexican Railways et, bien sûr, Brazilian Traction…) :

  • 3 janvier 1928 :             68 USD
  • 14 janvier 1928 :           74 USD
  • 31 janvier 1928 :           95 USD
  • Fin février 1928 : émission supplémentaire d’actions qui trouvent preneurs à… 150 USD
  • 20 mars 1928 :             211 USD
  • 31 mars 1928 :             218 USD

soit une hausse de + 220 % en 2 mois !

Loewenstein est désormais en position de force pour attaquer toute entreprise dont il voudrait prendre le contrôle et qu’il paierait, par exemple, en titres de IHC, désormais fortement valorisés

Loewenstein ne court pas seulement après les profits, il court aussi après les prix sportifs. Passionné par l’équitation, fanatique lui-même de ce sport qu’il pratique dès qu’il le peut avec une énergie inlassable, Loewenstein se met en tête de gagner le Grand National d’Aintree : un steeple chase qui doit avoir lieu le 30 mars 1928. Hélas, il ne possède aucun cheval capable d’un tel exploit. Qu’importe ! Il achète à prix d’or un étalon nommé Easter Hero, gagnant du Grand National de Kempton Park, le mois précédent. Loewenstein veut la victoire, à tout prix.

Au départ de la course, à 30 contre 1, Easter Hero n’est toutefois pas très bien coté par les bookmakers. La réalité du terrain donne tort aux parieurs professionnels : Easter Hero est en tête dès le départ de la course. Dans le dernier tournant, il s’élance pour franchir l’ultime haie… Le saut est trop précoce : il retombe lamentablement sur l’obstacle, provoquant derrière lui un carambolage monstre. La plupart des chevaux chutent sauf quelques-uns qui, prudemment… refusent de sauter et d’aller plus loin !

C’est alors que, de la mêlée indescriptible qui s’ensuit, un tocard coté à 100 contre 1, Tipperary Tim (monté par un gentleman amateur [en français dans le texte de Norris]) parvient à s’extraire et à sauter laborieusement l’obstacle. Seul, il galope alors sans se presser jusqu’à la ligne d’arrivée, qu’il franchit sous les vivats des parieurs chanceux et les imprécations de ceux qui écument de rage, comme Loewenstein.

Tout cela n’est qu’anecdote. En réalité, la vraie lutte est ailleurs.

AVRIL – MAI 1928 : COUPS DE BOUTOIR POUR ENTRER DANS BRAZILIAN TRACTION

Porté par le succès de son véhicule de participations immatriculé au Canada, International Holdings, dont les actions flambent depuis le début 1928 sur la bourse de Toronto, Loewenstein remet sur les rails (c’est le cas de le dire) son vieil objectif qui semble être maintenant devenu une véritable obsession : prendre le contrôle de Brazilian Traction !

Il recommence à accumuler des paquets d’actions. Combien en a-t-il exactement ? Personne ne le sait et cette incertitude, précisément, crée l’inquiétude.

En avril 1928 (soit moins de trois mois avant sa mort), Loewenstein débarque à New York, au sens propre et figuré.

Bien qu’il y détint déjà d’importantes participations, le financier belge ne s’était jamais rendu personnellement aux Etats-Unis : c’est son premier voyage. Lowenstein prend le paquebot transatlantique Ile-de-France et étale un faste princier : 8 suites sont réservées dont, évidemment la Grande suite de luxe [en français dans le texte] qui contient 3 chambres, 3 salles de bain, 3 boudoirs et 3 salles à manger. Il voyage avec son épouse et plusieurs invités mais aussi un personnel de 15 personnes dont son valet, son pilote personnel (celui-là même qui sera aux commandes du Fokker d’où il tombera le 4 juillet suivant), son détective privé, son chauffeur, son masseur, quatre « dactylos » et deux « sténos »…

La facture de la traversée est salée et époustoufle la presse américaine : 20 000 USD, sans compter 3 500 USD de communications TSF (Télégraphie Sans Fil) durant le voyage d’une semaine car Loewenstein, évidemment, ne s’arrête jamais de travailler ! Rapportée en USD de 2021, la dépense est de l’ordre de 370 000 USD.

Jamais à court d’histoires invraisemblables pour mieux attirer leurs lecteurs, les journaux américains, subjugués, prétendent alors que la fortune du Belge est la 3ème au monde derrière Ford et Rockefeller et que Loewenstein, durant la Première guerre mondiale, a un jour proposé aux Allemands de leur racheter purement et simplement… la Belgique. Des affirmations extravagantes qui confirment le fait qu’en tous domaines, on ne prête décidément qu’aux (très) riches.

Loewenstein entame une spectaculaire tournée en avion (un Fokker loué localement mais piloté par son pilote personnel, Donald Drew, récemment embauché et qui a fait le déplacement avec lui) à travers le pays : New-York, Chicago, Philadelphie, la Californie, Montréal et Toronto, où se trouvent tout à la fois les financiers canadiens qui sont supposés être ses « partenaires » dans SIDRO mais aussi le siège de la Brazilian Traction dont Loewenstein ambitionne toujours de prendre le contrôle.

Loewenstein veut se donner une image proche du peuple : il répète à l’envi aux journalistes que cette opération de prise de contrôle serait bonne pour les actions d’International Holding Company et de SIDRO qui se valoriseraient pour le plus grand bénéfice de leurs actionnaires : tous de modestes petits porteurs pour lesquels il va « se battre comme un chien » (« fight as hell »)…

Simultanément, Loewenstein lance également deux autres sous-holding, en France et au Canada, pour mobiliser des fonds. C’est un succès : pour la FISA (Société Financière de Soie Artificielle), la demande excède l’offre d’actions qui est sursouscrite 35 fois ! Mais cette opération suscite la réprobation de la presse spécialisée française : la FISA est lancée en 2 temps :

  • d’abord pour des actions « A » qui donnent à ses souscripteurs (en fait uniquement International Holdings) 81 % des droits de vote
  • puis, ensuite, pour des actions « B » qui apportent 83 % du total des fonds mais ne donnent que… 19% du contrôle !

Une fois encore, Loewenstein fait astucieusement porter les risques par les autres mais garde le contrôle des entreprises…

Chez Brazilian Traction, la réunion d’avril 1928 avec les financiers canadiens qui entourent Dannie Heineman au conseil d’administration est houleuse. Loewenstein se fâche et se met dans tous ses états. Il les accuse d’avoir « tenté de le tuer » disent les compte-rendu, sans que l’on sache s’il s’agit là d’une expression à prendre au figuré ou au pied de la lettre. A moins qu’il s’agisse d’une formule de rhétorique destinée justement à laisser planer l’ambiguïté sur les intentions ultérieures du Belge…

Tout en gardant secret le pourcentage de capital de Brazilian Traction qu’il détient réellement (il n’y existe à l’époque aucune obligation de « déclaration de franchissement de seuil »), Loewenstein exige dès maintenant un siège au conseil d’administration. Les Canadiens refusent. En colère, le Belge promet alors de former « la plus grosse société du monde » pour arriver à ses fins. Il tempête, il menace mais il n’arrive à rien avec les Canadiens.

Pendant ce temps, l’enthousiasme pour l’action IHC ne faiblit pas :

  • 28 avril 1928 :   253 USD
  • 1er mai 1928 :   278 USD
  • 3 mai 1928 :     318 USD

Continuant son voyage d’affaires et d’autopromotion, il échappe de peu à la mort le 5 mai 1928, à l’aéroport de Philadelphie : descendu imprudemment du Fokker alors que les hélices de celui-ci sont toujours en train de tourner, il manque de justesse d’être décapité par l’une d’elles, qui frappe son chapeau melon ! La rumeur de son décès déclenche une mini-panique : de 352 USD le 7 mai 1928, l’action IHC tombe jusqu’à 340 USD à la fin du mois. Pour les spéculateurs, c’est le début d’une purge salutaire : les journaux financiers s’interrogent (enfin !) sur la valorisation de IHC à travers les perspectives de profitabilité des participations détenues, notamment celles de l’industrie de la « soie artificielle » dont les marges sont en train de se resserrer. On craint un « cartel » (une entente entre producteurs) mis en place contre Loewenstein par ses concurrents, essentiellement européens.

Le 14 mai 1928, de retour à Toronto, Loewenstein fait un bref et tumultueux passage au conseil d’administration de la société Mexican Light and Power Company (dirigé par – le monde est petit – le financier Dannie Heineman !).

Puis il se rend officiellement au conseil d’administration de Brazilian Traction (357, Bay Street) où il formule, cette fois très calmement, sa demande d’un siège et d’un droit de vote immédiats. Le conseil refuse mais accepte de  présenter cette requête lors de la prochaine assemblée générale des actionnaires de Brazilian Traction, laquelle doit se tenir le 16 juillet suivant : elle seule pourra approuver ou rejeter les décisions du conseil (Loewenstein ne sait pas encore qu’il n’y assistera évidemment pas puisqu’il disparaitra avant, tombant de son avion le 4 juillet…)

JUIN 1928 : BULLE, BANQUE ET DIFFAMATION…

Si l’année 1928 a débuté difficilement pour Loewenstein, l’été s’annonce mal.

Le 12 juin 1928la bulle spéculative autour des actions de International Hildings éclate, de façon aussi irrationnelle qu’elle s’était formée (c’est le propre des bulles de ce genre…) :

  • 12 juin 1928 :    263 USD
  • 20 juin 1928 :    198 USD

La capacité de manœuvre financière de Loewenstein s’en trouve amoindrie : la valeur des titres des entreprises qu’il détient ayant baissé, il a moins de latitude pour acheter d’autres entreprises :

  • Soit en payant en titres (offre publique par échange de titres, au vrai très peu en vogue à l’époque)
  • Soit en apportant ces titres pour garantir ses emprunts bancaires (très courant à l’époque).

Les banques, inquiètes de cette évolution défavorable affichent alors leur réticence à lui prêter de l’argent. Mais ce n’est pas tout.

Et au même moment, Loewenstein, sa personnalité et ses méthodes font l’objet d’une soudaine et brutale campagne de presse dirigée contre lui en Belgique. Le détective privé, appointé spécialement pour mener l’enquête à un coût exorbitant (20 000 GBP de frais) et qui est celui de l’affaire de la villa Bégonia de 1926, découvre que, à l’origine de cette effervescence médiatique, se trouve un rapport d’une vingtaine de pages qui circule parmi les rédactions des journaux : un brûlot anonyme qui décrypte méticuleusement la vie, les succès et les méthodes contestables, de Loewenstein.

Qui peut avoir monté une telle cabale ?

La presse croit savoir que Loewenstein en a une idée puisqu’elle fait état d’un projet d’action de celui-ci en justice contre… Henri Dreyfus !

Loewenstein n’en est pas pour autant d’humeur chagrine car, le dimanche 17 juin 1928, le 51ème Grand-Steeple de Paris est remporté par le cheval Maguelonne.

C’est l’occasion pour Loewenstein, qui en est propriétaire après l’avoir acheté la somme astronomique d’un million de francs de l’époque (63 millions d’euros actuels), de s’afficher devant la presse en train d’échanger quelques mots avec le président de la république Gaston Doumergue. Après le Grand-Steeple en 1926 avec Portmore, c’est la seconde fois qu’une monture appartenant à Loewenstein remporte ce prix.

Jamais à court d’idées, spécialement face à l’adversité, Loewenstein forme alors le projet d’acheter… directement un établissement bancaire, qui lui servira de véhicule de financement pour ses opérations. Son choix se porte sur la Banque de Bruxelles (BdB), qui présente un autre avantage intéressant : elle est actionnaire d’entreprises industrielles, notamment de… transport électrique, à travers le monde (ce mélange des genres est de nos jours interdit).

L’ambition (démesurée) du financier va même au-delà car, pour acheter BdB, il reçoit l’appui de la Société Générale de Belgique (SG), laquelle est le principal banquier de SOFINA, un holding de participations industrielle qui appartient à Dannie Heineman (le partenaire de Loewenstein dans la Sidro, celui qui a aussi refusé de fusionner Sidro avec International Holdings et qui est devenu l’adversaire de Loewenstein)… Il réfléchit ainsi à resserrer ses liens avec la SG afin que celle-ci mette quelques bâtons dans les roues de Dannie Heineman.

Même dos au mur, Loewenstein, plein de ressources, continue donc d’avancer ses pions et de préparer des coups de billard à trois bandes.

VENDREDI 29 JUIN 1928 : EQUITATION A LA CAMPAGNE

Le vendredi 29 juin, dans l’après-midi, Alfred Loewestein se fait conduire à Pinfold, sa propriété de Thorpe Satcheville,

Ce soir-là, il se livre à sa passion favorite, l’équitation, et ne revient de sa longue course à cheval qu’au milieu de la nuit. A cette époque, diverses rumeurs concernent sa santé : tension artérielle excessive, rhumatismes qui obligent à être aidé pour descendre de cheval… Pour autant, aucune alerte véritable n’est consignée nulle part et aucun témoignage ne vient corroborer de quelconques ennuis de santé significatifs.

DIMANCHE 1er JUILLET : DÎNER CHEZ BURNABY

A 8 heures du matin, Loewenstein assiste à la messe à Melton Mowbray, à l’église Saint John, qu’il fréquente avec régularité. Le père Chapman relèvera par la suite, dans un témoignage à la presse, que Loewenstein parait perdu dans ses pensées, inattentif par exemple à la corbeille de la quête qu’on lui tend. A la fin de l’office, il reste même en prière près d’un quart d’heure, tandis que l’assistance a déjà quitté l’église.

La soirée du dimanche est, en revanche, joyeuse. Loewenstein va dîner à Baggrave Hall, chez son ami le major Algy Burnaby, personnage très introduit dans le gotha aristocratique local mais avec lequel, c’est rare, il entretient d’excellentes relations depuis longtemps et auquel il a fourni quelques « tuyaux » boursiers lucratifs. Burnaby est en effet un féru de chasse à courre et d’équitation mais aussi un grand amateur de bonne chère, de femmes et de jeu, ce que Loewenstein n’est pas. La soirée se passe agréablement et Loewenstein est plein d’entrain et plein de projets, expliquera plus tard Burnaby au Daily Express.

ETAT DES LIEUX AU DEBUT JUILLET 1928

Voilà donc où en sont les choses en ce début de juillet 1928, après ces assez longs prolégomènes qui, vous ne verrez, n’auront pas été inutiles car dans cette affaire, comme toujours, le passé explique le présent…

Elles peuvent être résumées selon les paragraphes qui suivent.

Alfred Loewenstein, que l’on dit être la 3ème fortune du monde mais dont la situation réelle est en fait incertaine compte tenu d’une réelle opacité, est un personnage à la fois médiatiqueinfluent et controversé.

Le luxe tapageur dont il s’entoure pour ses voyages officiels suscite les sarcasmes.

Son argent impressionne mais ses méthodes déplaisent et il suscite autant la crainte que l’inquiétude, sinon la réprobation. La rentabilité des sommes qu’il a investies (grâce à des augmentations de capital auxquelles ont souscrits essentiellement des petits porteurs, moins avertis) est, au fond, incertaine. Il est quoiqu’il en soit à la tête d’une impressionnante constellation de participations qui, globalement, se divisent en deux grands pôles :

  • les transports et l’énergie avec l’Hydro-Electric Securities, l’Atchinson Topelia Railroads, la Pennsyvania Railroad, la Missouri Pacific Railroad, la Buffalo-Niagara, le Commonwealth Edison, l’Adanella, l’Adriatica, la Sicilienne d’Electricité, L’Énergie Électrique du Littoral Méditerranéen, la SIDRO (Société Internationale d’Énergie Hydroélectrique, holding qui regroupe la Brazilian Traction Light & Power, la Mexico Tramways Corp, la Mexico Power Corp)…
  • la chimie de spécialité (soie artificielle) avec, au sommet, l’International Holdings Company, dont il est le président, et qui détient la Tubize, la Tomaszow la Vereiningte Glanzstoff Fabriken, la Breda, la Bemberg, la Société financière Internationale de la Soie artificielle…
  • mais qui sont complétées par d’autres participations, plus diversifiées encore : chemins de fer en Belgique, manganèse en Silésie, haut-fourneaux en Espagne, caoutchouc au Congo, charbon dans la Ruhr…

Au plan privé, il possède un hôtel particulier à Bruxelles (Belgique), une villa à Biarritz (France) et une immense propriété près de Leicester (Angleterre). C’est un sportif accompli qui pratique quasiment tous les jours la culture physique et, dès qu’il le peut, le golf et l’équitation. Ce n’est pas un intellectuel mais au contraire un hyperactif, secret, impulsif, généreux et prodigue mais féroce et sans scrupule en affaires. Il emploie une quarantaine de personnes, possède 3 avions, 5 voitures et mène un train de vie fastueux, tant dans ses voyages d’affaires que lors des réceptions princières qu’il organise.

Israélite converti au catholicisme, fervent pratiquant, il est marié à Madeleine Misonne avec laquelle il mène une vie conjugale que l’on pourrait qualifier « de convenance ». Les deux époux se voient très peu, compte tenu des incessants voyages professionnels d’Alfred. Lorsqu’ils se retrouvent, ils font toujours chambre à part. Madeleine, de son côté, passe ostensiblement l’essentiel de son temps dans les magasins, dans les soirées mondaines et elle séjourne à la villa Bégonia, rue de la Science ou à Thorpe-Satcheville en Angleterre.

Madeleine et Alfred Loewenstein ont un fils unique, Robert (« Bobby ») qui a 18 ans en 1928. Aucune rumeur, aucun témoignage ni aucun élément ne permet d’accréditer à cette date l’idée d’une mésentente du couple ni de l’adultère de l’un d’eux.

Loewenstein vit, au plan des affaires, des hauts et des bas qui sont la caractéristique de ce genre d’activités et le printemps a été chahuté. Il ignore encore que, pour lui, l’été sera meurtrier… Pour l’instant, il veut revenir à Bruxelles pour faire aboutir son projet de prise de contrôle de la Banque de Bruxelles.

Le 4 juillet 1928, à 18h30, à l’aéroport de Croydon, Alfred Loewenstein embarque dans son avion Fokker F.VIIa-3m : un engin récent, à la fiabilité mécanique germanique.

LE FOKKER F.VIIa-3m : UN ENGIN MODERNE POUR L’EPOQUE MAIS DE CONCEPTION ENCORE SOMMAIRE

il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur anachronique, porté à un siècle de distance sur la qualité des produits de l’industrie aéronautique de la fin des années 1920 en les comparant à celle d’aujourd’hui : il s’agit simplement de situer le contexte historique pour mieux aider à formuler, ultérieurement, certaines hypothèses.

Anthony Fokker est un Allemand qui s’est illustré durant la Première guerre mondiale comme concepteur d’avions de chasse biplans. La guerre finie, Fokker se reconvertit dans l’aviation civile, alors en plein essor. En 1924, son entreprise conçoit le F.VIIa : un avion monoplan et monomoteur.

En juillet 1925, le magnat américain de l’automobile Henry Ford et son fils Edsel annoncent la tenue pour le mois de septembre d’une compétition d’un genre qui est alors très en vogue : battre des records de distance en avion. Il s’agira là de parcourir 1900 miles (3057 kms) en six jours et sans avarie sur le territoire des Etats-Unis : une épreuve d’endurance et de fiabilité mécanique. Fokker décide d’y participer. En un temps record, ses services adaptent le Fokker F.VII en y adjoignant deux moteurs supplémentaires pour davantage de puissance : le F.VIIa-3m (pour « 3 moteurs ») est né. Une démonstration concluante est faite le 7 septembre à Schiphol, puis l’engin est expédié outre-Atlantique.

S’il ne remporte finalement pas l’épreuve (pas plus, du reste, qu’aucun des 16 participants) Fokker se fait une publicité qui va faire le succès des trimoteurs, ouvrant une décennie de règne sans partage des avions de ce type sur l’aviation civile internationale : en 1932, 170 avions trimoteurs seront ainsi en service sur les lignes aériennes européennes, dont 96 seront des F.VIIa-3m, c’est l’apogée du succès de cet appareil (qui sera retiré de la commercialisation cette même année pour des raisons qui n’ont rien à voir ici).

Fokker a rapidement du mal à répondre aux commandes et donne priorité aux commandes militaires. Pour ce qui est des avions civils, le temps de construction est par ailleurs allongé par les aménagements personnalisés et spécifiques demandés par les clients. Le F.VIIa-3m est un signe extérieur de réussite sociale que les hommes d’affaires fortunés veulent afficher. Alfred Loewenstein ne fait pas exception et passe commande dès 1926.

En réalité, après diverses tribulations sans véritable importance pour ce qui nous occupe, son F.VIIa-3m lui est finalement livré le 28 juin 1928, soit quelques jours seulement avant le drame.

C’est le pilote Drew qui va prendre livraison en Allemagne de l’engin.

En voici brièvement les caractéristiques :

  • Longueur : 14,6 mètres
  • Largeur (empennage) : 21,7 mètres
  • Longueur espace passagers : 5 mètres
  • Largeur (espace passagers) : 1,8 mètre maxi
  • 8 places (dont le personnel navigant)
  • Equipage : 2 (pilote + mécanicien)
  • Trimoteur, puissance unitaire de 180 chevaux
  • Vitesse : 150 à 170 km/h
  • Plafond maximum : 10 000 pieds (3000 mètres), atteignable en 14 minutes
  • Immatriculation G-EBYI

Il est à noter quelques particularités :

  • Un intérieur relativement luxueux avec six fauteuils passagers en cuirs.
  • Des aménagements « anti-bruits » censés être synonymes de luxe mais dont l’efficacité réelle est faible (et en tout cas très loin des standards actuels).
  • Un espace général assez exigu (moins de 2 mètres de largeur).
  • Une cloison qui sépare le poste de pilotage de l’espace passagers (porte avec une vitre en mica).
  • Une porte de communication vers le lobby (l’espace d’entrée dans l’avion mais où personne ne stationne) qui est aveugle. Si elle est rabattue vers l’arrière, elle fait alors office de porte pour les toilettes.
  • Une portière vitrée qui donne sur l’extérieur. Elle est située sur le flanc arrière gauche. Les charnières sont montées du côté avant, de façon à ce que le vent et la pression la rabattent au cas où elle serait éventuellement déverrouillée. N’imaginons donc pas une porte extérieure épaisse, comme on en voit dans les avions d’aujourd’hui, non : la portière du Fokker F.VIIa-3m est en… contreplaqué ! Elle est attachée au fuselage par des gonds sommaires sur lesquelles la porte pivote sur des charnières articulées autour de simples tiges d’acier appelées « goupilles ». Tout cela est d’une simplicité et d’une rusticité qui traduisent bien le caractère encore primitif de l’industrie aéronautique de la fin des années 1920.
  • En effet, si l’avion pèse relativement lourd (3 tonnes à vide et 5 tonnes maximum au décollage) c’est surtout en raison de sa structure et de sa motorisation (3 moteurs). Le fuselage, lui, est relativement léger puisqu’il est partiellement en… bois !

DES PASSAGERS ET UN EQUIPAGE INCONSCIENTS DU DRAME IMMINENT

Ces passagers sont les plus proches du drame et certains, même, sont à moins de deux mètres de l’endroit d’où Loewenstein va tomber. Ils sont dans un environnement très bruyant mais dans un espace réduit. C’est quasi-exclusivement sur leurs témoignages que se fondera l’enquête ultérieure. Ils peuvent être séparés en deux groupes : d’un côté l’équipage de l’avion et, de l’autre, les passagers.

Les membres d’équipage sont au nombre de deux.

Il y a d’abord le pilote : Donald H. Drew.

Agé d’une trentaine d’années (sa date de naissance est mal connue). C’est un ancien du Royal Flying Corps (qui deviendra la Royal Air Force) et il a été engagé dans la Première guerre mondiale.

C’est donc un pilote expérimenté. La paix revenue, il s’est reconverti dans les vols civils. Il était jusqu’à présent au service de la compagnie britannique Imperial Airways (qui deviendra plus tard British Airways).

Il n’est entré au service de Loewenstein que très récemment, après la mort dans un accident d’avion du pilote personnel de celui-ci, R.H. Mc-Intosh.

Il est le pilote de Loewenstein depuis seulement fin mars 1928.

Il y a ensuite le mécanicienRobert (« Bob ») Little (nommé par erreur Fawcett dans Le Journal ou Sittle dans Le Petit Parisien).

Âgé de 27 ans, c’est un pilote de formation mais la fin des hostilités ne lui a pas permis de faire la guerre dans l’aviation. Breveté, il s’est alors lancé dans les baptêmes de l’air, les sauts en parachute et la voltige aérienne. Il connait bien Drew qu’il a rencontré précisément à l’aéroport de Croydon.

A cette époque, le mécanicien joue dans les faits le rôle d’un co-pilote, indispensable en cas de défaillance inopinée de celui qui est aux commandes et en l’absence de tout système de pilotage automatique.

Pour autant, c’est au mécanicien que revient les éventuelles réparations et le soin de vérifier que la porte extérieure est correctement fermée, une fois l’embarquement des passagers terminé. Puis il met le moteur en route (en donnant une impulsion aux hélices) et il monte le dernier dans l’avion.

Les passagers qui accompagnent Loewenstein sont au nombre de quatre, que nous allons examiner par ordre alphabétique.

  • Fred Baxter est un jeune homme de 24 ans qui le titre de « 1er valet de chambre », c’est le plus proche domestique de Loewenstein, qu’il accompagne fréquemment dans ses nombreux voyages.

Lors de ses pérégrinations dans la ville près de laquelle se situait « Thorpe Satcheville », la propriété des Loewenstein, l’écrivain et journaliste William Norris retrouva facilement la trace de Baxter ainsi que celle de certains de ses contemporains, encore vivants à l’époque.

Baxter, né en 1904, a grandi dans le centre de Londres, dans une famille très modeste mais qui habite pourtant Regent Street (à cette époque, le centre compte des immeubles où logent des familles très défavorisées, tout proches d’artères pourtant chic et fortunées, ce n’est plus le cas aujourd’hui, après la gentryfication des années 1980-90) : il a commencé comme cireur de chaussures ambulant.

C’est en 1921, à l’âge de 17 ans, que Baxter entre au service de la famille Loewenstein et commence à travailler comme boot boy à Thorpe Satcheville, la propriété située à Melton Mowbray où il s’occupe des nombreuses bottes de cheval d’une population férue de sport équestre. Remarqué par Loewenstein, il accède au grade de footman, attaché aux pas du financier belge auquel il apporte quotidiennement son journal du matin et lit les cours de la bourse. Il devient alors valet, une situation prestigieuse et enviée, suivant son maître dans tous ses déplacements, en bateau, en avions et en automobile. Ses collègues le jugent assez sévèrement, voyant en lui un employé désormais imbu de ses tâches et prérogatives et par ailleurs volontiers violent lorsqu’il est pris de boisson.

  • Mademoiselle Paule Bidalon (et non Paule Bidon, comme le dit Le Petit Journal, ni Vidaleau, comme l’affirme L’Intransigeant) est la sténodactylographe française : une qualification aujourd’hui désuète de qui maîtrise la « sténographie » (la prise rapide de notes) et la « dactylographie » (la frappe sur un clavier de machine à écrire). Elle habite à Paris au 39 rue Pascal.
  • Miss Ellen Clarke est une anglaise, elle aussi sténodactylographe. Elle réside au 50 Saint-James avenue, à Hampton-Hill, dans la banlieue de Londres.
  • Arthur Hodgson (et non pas Colluns, comme l’appelle Le Gaulois) est le secrétaire d’Alfred Loewenstein, averti de beaucoup de ses affaires, même les plus confidentielles. Il est domicilié rue Alfred Giron, à Bruxelles. C’est un homme jeune, toujours tiré à quatre épingles et dont l’entourage de Loewenstein s’étonne à demi-mot des compétences techniques plutôt mince pour quelqu’un occupant un poste aussi rapproché d’un financier aussi éminent.

Reconstituons maintenant la chronologie des derniers moments d’Alfred Loewenstein.

MERCREDI 4 JUILLET, LE TEMPS EST AU BEAU FIXE AU-DESSUS DE L’AERODROME DE CROYDON

En 1928, l’aéroport de Croydon (sud de Londres) est l’aéroport principal du Royaume-Uni. C’est à cet endroit que les futurs rois George VI et Edouard VIII (frères) apprirent à voler ainsi que Winston Churchill qui, le 18 juillet 1919, y eut même un sévère accident.

Comme on le voit sur la photo, les installations peuvent paraitre modestes et sommaires, vues depuis le XXIème siècle, mais elles ne manquent toutefois pas d’une certaine ampleur (8 hangars) si l’on songe que l’industrie aéronautique est encore, sinon naissante, du moins balbutiante. A noter qu’il n’y a encore aucune tour de contrôle (ce type de bâtiment ne sera imaginé qu’en 1937, par un Français, pour l’aéroport du Bourget, près de Paris).

Il n’y a non plus ni couloirs aériens, ni plans de vols établis et indiqués préalablement à l’aéroport d’arrivée (l’Organisation de l’Aviation Internationale – l’OACI – ne sera mise en place par la Convention de Chicago qu’en 1944). En 1928, on embarque en avion de façon très simple : un engin vérifié, un pilote, un mécanicien, une liaison radio opérationnelle, un coup d’œil vers le ciel pour juger de la météo et c’est parti !

Le temps est clément et le ciel est dégagé : pas de vent, peu de nuages, la température est chaude sans être excessive.

Arrivé à l’aérodrome, Loewenstein se rend d’abord au bureau de la KLM. Il y donne un coup de fil à un dénommé sir Herbert Holt, qui réside à Londres. Il n’y a aucun caractère de confidentialité dans cet appel et Loewenstein parle suffisamment fort pour qu’un témoin (un pilote nommé Bob MacIntosh) rapporte que le Belge et l’Anglais conviennent de déjeuner ensemble la semaine suivante.

Qui est Herbert Holt ? C’est un financier anglais, ami de Loewenstein et qui est membre du conseil d’administration d’International Holdings. Holt a une autre particularité intéressante : son fils Andrew Holt est, lui, un des administrateurs de… Brazilian Holding.

Nous en reparlerons un peu plus tard.

Puis Loewenstein monte dans son Hispano-Suiza, conduite par son chauffeur Ray Foster, tandis que les autres passagers du vol montent dans un second véhicule. Les deux voitures roulent jusqu’à l’endroit où est stationné le Fokker personnel du financier. Le pilote et le mécanicien les y attendent. Loewenstein monte à bord. Il est « fort alerte et en excellente santé » nous affirme Le Journal du 6 juillet 1928, reprenant évidemment les témoignages oculaires. Les passagers s’installent ensuite. Le mécanicien est le dernier à embarquer. Il ferme la portière extérieure derrière lui, c’est la procédure.

Il est un peu plus de 18 heures. Le Fokker roule sur l’herbe (car, à l’époque, la piste de décollage, eh oui, n’est pas bitumée !) puis accélère, s’élance et décolle. Il n’y a pas de turbulence et l’avion grimpe tranquillement jusqu’à 4000 pieds.

Loewenstein est installé à l’avant. Le passager le plus en arrière est le valet Baxter, proche de la porte qui sépare l’espace passagers du lobby et qui, ouverte et rabattue, ferme alors la porte des toilettes.

MERCREDI 4 JUILLET, 19h15 : ALFRED LOEWENSTEIN DISPARAIT

Si le témoignage du Petit Journal est largement romancé et peu fiable, celui livré par le pilote Drew recueilli par Le Journal du 6 juillet 1928 et par Le Petit Parisien sera confirmé par tous les autres témoignages.

Il semble que Loewenstein soit allé une première fois aux toilettes mais ce témoignage n’est pas unanimement repris et ne peut être considéré comme formel. En tout état de cause, et si c’est le cas (ce qui n’a pas une importance déterminante, sauf à indiquer, sans preuve, que Loewenstein était indisposé et n’avait plus les idées claires), il y retourne à nouveau un peu après que l’avion ait dépassé les côtes anglaises.

A ce moment, l’avion est à 5 ou 6 milles au-delà des côtes anglaises [= 10 kms] et il vole à 1300 m d’altitude.

Son absence se prolongeant, Baxter [le valet, Le Journal citant par erreur Hodgson, le secrétaire] s’inquiète et ouvre la porte de liaison entre l’espace passagers et le lobby-toilettes. Il constate qu’il n’y a plus personne !

Le Petit Parisien indique que « la porte [extérieure] n’est pas fermée au loquet » et conclut immédiatement, comme Le Journal, que « Loewenstein a dû tomber dans le vide. »

Baxter informe les autres passagers, stupéfaits, de la disparition du financier belge : en raison du bruit du moteur, toute communication verbale est cependant impossible avec le poste de pilotage. Le valet Baxter griffonne donc un mot sur un papier qu’il fait passer au pilote Drew : « Captain’s gone »…

A ce moment, l’avion est encore à 40 kms de Dunkerque selon témoignage de Drew et il est environ 19h15. Le pilote décide de descendre en altitude et de survoler la zone par des cercles à basse altitude. Il n’aperçoit rien.

LE FOKKER G-EBYI : UN AVION QUI N’ARRIVERA JAMAIS A BRUXELLES

A 19h30, heure française, Drew fait audacieusement atterrir son appareil sur la plage de Fort-Mardyck, une zone non viabilisée située à trois kms de Dunkerque. Là, les passagers sont immédiatement débarqués sur le sable.

Cet atterrissage loin d’habitations ne passe cependant pas inaperçu car la zone est sous contrôle militaire du 1er Régiment d’Artillerie. Une patrouille est envoyée par le lieutenant Marquailles, conduite par le sergent Béreau. Après quelques minutes, l’avion est également entouré par la gendarmerie et les douanes, avant que n’arrive la police.

Rapportées par le quotidien anglais Daily Express du 5 juillet 1928 (qui interrogera par la suite le lieutenant puis l’inspecteur de police Bonnot), les premières minutes sont confuses. Il faut curieusement un certain temps avant que les passagers ne finissent par indiquer l’identité de celui qui est tombé de l’avion. Ils apparaissent terriblement choqués : les sténodactylographes sanglotent, le valet est hagard et claque des dents. Drew raconte les minutes qui ont précédé l’atterrissage. Le journal anglais rapporte la perplexité de l’inspecteur Bonnot : « Il s’agit d’une affaire inhabituelle et mystérieuse. Nous ne nous sommes pas encore fait une idée complète dessus mais tout est possible. »

Puis, ses déclarations enregistrées, le pilote est autorisé à repartir ainsi que tous les passagers. L’avion file alors vers le sud-ouest pour aller se poser sur l’aérodrome français de Saint-Inglevert (15 kms au sud-ouest de Calais). Là, la police française visite l’appareil. Pendant ce temps, l’alerte a été donnée. A Saint-Inglevert, tandis que l’appareil est laissé au hangar, les passagers prennent une voiture pour se rendre à Calais.

5 JUILLET : CALME DE MADELEINE LOEWENSTEIN ET PANIQUE SUR LES MARCHES

Le lendemain jeudi 5 juillet 1928, à 5 heures du matinMadeleine Loewenstein « jeune et jolie femme du financier, fille d’un haut dignitaire à la cour royale de Belgique » nous dit Le Journal du 6 juillet, arrive en auto à Calais, à l’hôtel Métropole où les passagers attendent. Accompagnée du colonel Daufresne, de l’armée belge, elle se présente chez M. Parenty, commissaire spécial de la ville.

Elle est déjà en habits de deuil. Elle est « secouée par une douleur navrante, son fin visage ravagée par les larmes » nous dit une presse compatissante mais des témoins directs (rencontrés par Norris) raconteront effectivement plus tard l’état d’effarement et d’abattement dans lequel elle se trouve alors. Elle effectue une déposition mais n’apporte en réalité aucune information cruciale.

Puis elle est conduite à l’avion, qu’elle visite et où elle récupère une des cravates de son mari. En sortant, navrée, elle ordonne au pilote Drew : « Retournez à Croydon. Vendez l’avion, je ne veux plus jamais le voir… » !

Dès 7 heures du matin, donc seulement deux heures plus tard, Madeleine Loewenstein repart en auto pour Bruxelles, « criant d’une voix suppliante : Que l’on fasse tout le nécessaire pour retrouver le corps de mon mari ! » nous dit la presse.

Et comme elle promet pour cela une récompense, les recherches en mer commencent rapidement.

Le journal Le Gaulois l’affirme le même jour : « L’enquête française est terminée et elle envisage le suicide comme très possible. » Un citoyen belge est tombé dans les eaux internationales d’un avion immatriculé en Angleterre, qui se rendait en Belgique et qui a provisoirement fait escale sur le sol français : les autorités françaises ne s’estiment pas concernée par cette histoire et n’ouvrent aucune enquête ni judiciaire ni criminelle. Rien n’empêche, dans ces conditions, l’avion de repartir.

En milieu de journée, conformément aux ordres donnés, Drew retourne à Saint-Inglevert. De là, il décolle avec le Fokker en direction de l’Angleterre. A son bord, il a le mécanicien Little et le secrétaire Hodgson.

A 14h50, les sténodactylos Clarck et Bidalon ainsi que le valet Baxter prennent le train rapide pour Bruxelles.

A 17 heures : l’avion atterrit à Croydon. Il est immédiatement examiné par « les experts aéronautiques » qui ne décèlent rien de particulier sur la porte en elle-même mais notent que, côté arrière, le « panneau le plus proche de la porte extérieure [est] fendillé, comme si un choc était advenu ». Interrogé sur le verrouillage de la porte extérieure, Drew répond qu’il ne s’occupe pas de ce type de détails qui sont du ressort du mécanicien Little, lequel, de son côté, réaffirme qu’il a parfaitement fermé la porte.

Les marchés boursiers détestent les mauvaises nouvelles et les incertitudes : l’inquiétude tourne rapidement à la panique. Le cours des actions IHC et des sous-participations baissent en deux jours de 50 %. En quelques jours, la baisse va même jusqu’à 90 %. C’est la panique. A l’évidence, ceux qui ont à perdre avec la mort de Loewesntein sont bien plus nombreux que ceux qui ont à y gagner.

6 JUILLET : INVESTIGATIONS TOUS AZIMUTS

Le vendredi 6 juillet, le pilote Drew reçoit l’ordre de la famille Loewenstein de participer aux recherches en mer. A Douvres, il embarque à bord du remorqueur Lady-Brassey, commandé par le capitaine Pearce.

Le même jour, en Belgique, une enquête est officiellement ouverte aux fins de faire enregistrer le décès du disparu. En fait, tout le monde se passionne pour cette affaire, d’autant plus que se tient à cette date, précisément, le salon aéronautique du Bourget.

Les 6 et 7 juillet, plusieurs expériences ont lieu en Angleterre et au Bourget quant à la possibilité d’ouvrir une porte dans un Fokker en plein vol. Il s’agit là d’expériences privées car aucune organisation aéronautique internationale n’existe encore ! Les conclusions sont unanimes et l’ensemble de la presse française et étrangères les reprend : entr’ouvrir la porte extérieure est possible mais la pression de l’air rend quasiment impossible à un individu de se glisser dehors. Le 6 juillet au Bourget, des essais sont faits au sol par la compagnie aérienne néerlandaise exploitant la ligne Paris – Rotterdam sur des avions identiques à celui de Loewenstein. On arrime l’avion au sol et on pousse les moteurs à fond dit la presse. Deux mécaniciens (de « solides gaillards ») ne peuvent qu’entrebâiller la porte. L’expérience est répétée pour un résultat identique le même jour à l’aéroport d’Haeren (Belgique).

Mais en l’air ?

Les 5 et 7 juillet, l’expérience est menée par deux fois en vol par l’audacieux Norman William Rae, le correspondant en Angleterre du Evening Standard, solidement attaché. Lui non plus ne parvient pas à ouvrir suffisamment la porte pour s’y glisser, la pression de l’air, consécutive à la vitesse de l’avion, est trop forte et rabat puissamment la portière vers l’intérieur. Dans les semaines qui suivront, d’autres expériences seront tentées en vol par quelques têtes brûlées avides de sensations fortes. Peine perdue : personne ne parviendra à ouvrir la porte d’un Fokker suffisamment pour se glisser dehors…

Par ailleurs, interrogeant les professionnels de l’aéronautique, Le Petit Parisien explique que, si la porte s’était finalement tout de même ouverte, le pilote aurait nécessairement perçu l’effet, sur l’équilibre de son appareil, du vent s’y engouffrant brutalementCet avis avait été émis dès le 5 juillet dans le Toronto Daily Mail and Empire par le pilote militaire britannique George Terrell : « Aussitôt que la porte extérieure aurait été ouverte même d’un petit peu, tout le monde en aurait été averti. Un coup de vent aurait soufflé à travers la porte de communication. Il est impossible, à supposer qu’un homme ait sauté de l’engin, que les passagers dans l’habitacle ne se soient pas aperçu que quelque chose se passait. »

(« As soon as the outside door was open the slightest bit, everyone inside would be aware of it. A blast of wind would blow through the cabin door. It is impossible, supposing a man did leap from the machine, that the passengers in the inside cabin should not know something that happened. »)

La presse harcèle Drew de questions mais celui-ci, pilote expérimenté et qui, contrairement à tout le monde, était sur place, est d’un avis contraire : il maintient que, dans la réalité, « les choses les plus extraordinaires arrivent en vol (Evening Standard du 7 juillet 1928 : « The most extraordinary things happen in the air. ») D’ailleurs, ni lui ni le mécanicien Little n’ont remarqué quoi que ce soit de notable durant le vol.

Le reste de ses déclarations, cependant, contient quelques contradictions. Au New York Times, dès le 5 juillet, il explique ainsi que, alarmé par la disparition et convaincu que Loewenstein ne pouvait être que mort, il avait voulu atterrir le plus vite possible sur le premier rivage venu tandis que, quelques jours plus tard, il affirme au Times of London avoir d’abord fait des tours au-dessus de l’eau pour d’abord procéder à quelques recherches. Vu après coup et de loin, ces déclarations peuvent paraitre étranges. Elles ne sont toutefois pas faites dans le cadre d’un témoignage à la police et peuvent parfaitement être attribuées à l’imprécision habituelle de journalistes pressés et peu regardants. Elle ne parait pas réellement significative, en l’espèce. Du moins à ce stade…

THESES, HYPOTHESES… ET FOUTAISES

Déjà, les journalistes se mettent à échafauder des hypothèses, plus ou moins loufoques.

Et si, après tout, Loewenstein n’était pas mort ?

L’hypothèse, extravagante de prime abord, prend rapidement corps dans les colonnes de certains journaux. D’abord parce que quelques optimistes se mettent à imaginer que le financier belge aurait pu survivre à sa chute (1300 mètres tout de même, rappelons-le) pour être recueilli par des pécheurs. L’hypothèse est très loin de rallier les suffrages…

Ensuite parce que l’Exchange Telegraph rapporte le témoignage d’un pêcheur du petit village de Bray-Dunes. Celui-ci était en mer au moment du passage d’un avion et il prétend en avoir vu descendre un parachute : un témoignage qui parait banal aujourd’hui mais qui, pour l’époque, est extraordinaire car si le passage d’un avion est déjà un événement rare, la descente d’un parachute est chose encore plus exceptionnelle. Plus étonnant encore, le marin affirme qu’un yacht croisait à proximité quand le parachute toucha l’eau !

Ces spéculations sont contredites par le témoignage recueilli par le journal parisien L’Oeuvre qui cite le Major Rogers, le pilote d’un avion qui avait décollé de Croydon tout juste après le Fokker de Loewenstein et qui volait 800 yards (= 730 mètres) derrière celui-ci : Rogers était à une distance où il aurait nécessairement aperçu la chute d’un corps depuis l’engin qu’il avait devant lui. Et il n’avait rien observé de tel

Quid de la disparition volontaire ?

Les journalistes du New York Times, sans toutefois réellement y croire, font également état des déclarations de sources (non précisées !) affirmant que, après l’atterrissage de l’avion sur la plage de Fort Mardyck, Loewenstein était monté dans une voiture qui attendait non loin de là.

Pour d’autres, c’est même plus simple : Loewenstein n’est en fait tout simplement jamais monté dans l’avion à Croydon !

On évoque d’ailleurs un mystérieux passager aperçu sur le ferry Flamande, vers minuit à Dunkerque. Tandis qu’un journal français affirme, de façon rocambolesque, que Loewenstein s’est en réalité enfui discrètement avec une jeune femme détenue dans un asile d’aliénés et dont il était épris. Ah, ces journalistes français ! L’amour, toujours l’amour…

Dans tous les cas, l’hypothèse d’une disparition volontaire implique de facto la complicité de l’ensemble des passagers de l’avion, ce qui n’est guère aisée.

Et le crime ? Loewenstein pourrait avoir été jeté par-dessus bord par d’autres passagers ? L’hypothèse est rapidement écartée, pour des motifs autant matériels que psychologiques. D’abord parce qu’une telle éventualité nécessite une lutte dans un environnement exigu, et cela entre plusieurs individus (quatre hommes) dont l’un (la victime) est d’une constitution plutôt athlétique et va nécessairement opposer une résistance d’autant plus farouche qu’elle est désespérée, avec tous les risques que prennent les assaillants d’être entrainés eux-mêmes par la portière ! Ensuite parce qu’elle suppose un complot général, une complicité de tous les passagers et la mise au point de témoignages coordonnés et concordants en vue de leurs interrogatoires ultérieurs.

Cette conjuration criminelle est clairement « rejetée » par Le Journal du 7 juillet qui affirme que « les relations de Loewenstein avec son personnel étaient parfaitement cordiales ». Elle n’est reprise nulle part ailleurs.

Le suicide, en revanche, apparait comme une éventualité crédible. On rappelle le caractère cyclothymique et hyperactif de Loewenstein, lequel s’est par exemple trouvé fort déprimé au début de l’année 1927, affaibli et découragé au point d’aller faire une cure de repos en Suisse. D’autres pointent également les soucis que pouvaient faire peser sur sa vitalité l’endettement important de ses multiples entreprises et les déconvenues récentes survenues dans ses projets industriels et financiers…

Cette hypothèse, pas plus que les précédentes, ne parvient à convaincre. Elle se heurte même à des témoignages qui la battent en brèche : tous les passagers décrivent un homme alerte et en forme lors de l’embarquement à Croydon. Quelques instants avant celui-ci, il avait même téléphoné depuis le hall à son ami sir Herbert Holt afin de convenir d’un déjeuner ensemble la semaine suivante : une conversation aimable et joyeuse rapportée par un pilote nommé Bob MacIntosh.

Alors, reste l’erreur, tragique. Celle consistant, en sortant des toilettes, à ouvrir par inadvertance et malgré la résistance de l’air, la porte du dehors (vitrée) au lieu de celle de communication (pleine) et à tomber au dehors. Mais pourquoi ? Comment une telle erreur ?

On cherche les explications et l’on évoque la distraction, le surmenage ou bien un accès de faiblesse mentale inopiné : le président de la république, Paul Deschanel, en mai 1920, n’était-il pas ainsi descendu accidentellement du train, en pleine nuit, près de Montargis avant d’être retrouvé, heureusement indemne, le long des voies en pyjama ? On prétend que Loewenstein avait le mal de l’air : il aurait cherché à ouvrir la porte pour avoir un peu d’air frais… On parle aussi d’une poussée de fièvre jaune ou d’un délire consécutif à une récente chute de cheval où il avait reçu coup de sabot sur la nuque… Et pourquoi pas une crise de somnambulisme ? Beaucoup de choses sont possibles et Le Journal du 7 juillet le conclut : « L’imagination populaire échafaude les plus invraisemblables romans et l’âme nordique, que l’on dit calme et méthodique, n’a rien à envier à l’esprit constructeur en diable des gens du Midi. »

Pendant ce temps, les opérations de ratissage de la zone se poursuivent.

9 JUILLET, L’ENQUETE BELGE : TARDIVE ET EXPEDITIVE

Comme on l’a vu, les autorités françaises n’ont pas ouvert d’enquête. Cela peut paraitre étonnant quoique ce choix puisse à peu près se défendre. Ce qui est davantage surprenant et plus difficilement compréhensible, c’est la façon expéditive dont les pouvoirs publics belges, de leur côté, vont traiter l’affaire Loewenstein.

Si les autorités ont bien ouvert une procédure judiciaire en date du 6 juillet, elle n’implique pas la police. Preuve du fait que les Belges penchent d’emblée en faveur de la thèse de l’accident, il s’agit d’une simple procédure civile confiée à un magistrat de la Première Chambre du Tribunal Civil du ressort où Loewenstein a son domicile (35 rue de la Science) : le juge de paix, M. de la Ruwière, se montre ouvertement mécontent qu’aucun juge d’instruction français n’ait été nommé à cette occasion. De son côté, il n’a pas ce genre de pouvoirs d’investigation et il fait du reste observer que si un crime avait eu lieu, cela aurait été de toute façon à l’étranger donc hors de sa juridiction !

C’est seulement durant la matinée du 9 juillet (soit cinq jours après les faits) que M. de la Ruwière reçoit les témoins du drame et cela durant, au total, 3 heures et demi : des entretiens qui ne se font pas sous serment et ne sont pas consignés dans des procès-verbaux !

Le pilote Drew et le mécanicien Little affirment là que, lors de leur retour en Fokker vers Croydon le lendemain du drame à midi, ils se sont livrés chacun leur tour à la tentative d’ouvrir la porte arrière en plein vol. Ils y ont parfaitement réussi, disent-ils, arguant du resserrement de la queue du fuselage qui réduirait la pression de l’air sur la porte arrière…

A l’issue de ce qu’on peut plutôt qualifier de simples entretiens, le juge belge conclut, nous dit Le Journal, que : « La version de l’accident parait la plus vraisemblable ». Toutefois, le magistrat refuse de délivrer le certificat de décès…

11 JUILLET : CEREMONIE POUR UN DISPARU

C’est donc sans certificat et sans corps que, le mercredi 11 juillet 1928, une cérémonie religieuse a lieu à 11 heures en l’église de sainte Gudule à la mémoire d’Alfred Loewenstein, disparu sept jours auparavant. A cette date, la situation juridique générale demeure en suspens. Si tout porte à croire qu’Alfred Loewenstein est décédé, rien ne le prouve toutefois formellement. Dans ces conditions, sa succession ne peut être formellement ouverte avant au moins quatre ans.

Pour les héritiers, il est crucial qu’une preuve déterminante de la mort du disparu soit apportée au plus vite et Madeleine a promis de l’argent à qui apporterait un élément nouveau qui débloquerait la situation).

12 JUILLET LE MAJOR COOPER TENTE DE… SE JETER PAR-DESSUS BORD

Sur ces entrefaites, le Major J.P.C. Cooper, Chief Inspector du Ministère de l’Air britannique (Air Ministry) tente une nouvelle expérience au-dessus de l’aéroport de Croydon, dans le Fokker même de Loewenstein, piloté par Drew lui-même en compagnie de Little avec, comme témoin, le Captain Jeffs, Control Officer de l’aéroport. Il s’agit pour lui, explique-t-il au Times, d’examiner la porte en situation réelle et de vérifier si elle n’a pas été modifiée…

Ce n’est qu’après plusieurs tentatives infructueuses qu’il parvient, difficilement, à l’entrebâiller et à la repousser mais la pression de l’air la rabat si fort qu’il se retrouve coincé sans pouvoir se glisser à l’extérieur (il est toutefois solidement retenu par une corde !)

Fort de cette nouvelle expérience au résultat parfaitement probant, le Major Cooper se rend le 13 juillet en Belgique pour demander la réouverture de l’enquête. Sans succès.car, déjà, la question passionne beaucoup moins. L’enquête belge a admis l’accident, lequel est, de la sorte, devenue la thèse officielle, les journaux s’intéressent à d’autres questions et, surtout, un événement va définitivement faire basculer l’« affaire Loewenstein » vers son dénouement…

19 JUILLET : ON A RETROUVE ALFRED LOEWENSTEIN !

C’est le 19 juillet, soit quinze jours après la disparition, à exactement 16 heures 20, qu’un corps est aperçu en mer par Jean-Marie Beaugrand, capitaine du bateau de pêche le Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus (matricule C-155, 6 hommes d’équipage + 1 mousse) à dix milles au nord du cap Gris-Nez. Beaugrand le hisse à bord avec l’aide de son compagnon Louis Legris. Le cadavre est en état de décomposition avancée.

Beaugrand consulte le bracelet-montre en or au poignet du mort : il y est inscrit « Captain Loewenstein, 35 rue de la Science, Bruxelles ». La plupart des vêtements a disparu ainsi qu’une des chaussures. La puanteur est telle que Beaugrand renonce à garder le corps à bord et qu’il l’attache solidement dans une toile à voile, il le replonge dans l’eau et le tracte ainsi jusqu’au quai de la Colonne, dans le port de Calais où il accoste à 18h40 avant de remettre le corps au capitaine Gréquer, commandant du port qui le prend en charge.

Le corps est transporté à la morgue locale et superficiellement examiné par le Dr Poulsey, de la police. Le Journal du lendemain 20 juillet 1928 nous apprend qu’un examen est également effectué par un certain docteur Boulfroy vers 19h30. On demande en urgence les dossiers médicaux de Loewenstein et l’on constate effectivement que, si le cadavre est très abîmé (tous les os sont brisés, l’estomac est déchiré), il est identifiable grâce aux observations dentaires ainsi que par la trace d’une greffe osseuse consécutive à un ancien accident. Aucun doute n’est plus permis.

La famille, alertée, se présente à Calais le lendemain. Il n’y a pas Madeleine Loewenstein. C’est son frère, le lieutenant Misonne, accompagné du mari de sa sœur, l’avocat Maître Convert, qui s’est déplacé pour l’identification visuelle. Conformément aux engagements de Madeleine Loewenstein, le lieutenant Misonne verse, rubis sur l’ongle, la somme de 10 000 FRF à Beaugrand.

Bien que le corps ait été découvert dans les eaux territoriales, les autorités françaises n’ouvrent aucune enquête judiciaire. C’est donc à la demande de la famille, qui explique vouloir couper court à toutes les rumeurs, que le corps est confié aux docteurs Paul de Paris et Kohn Abrest, un ami de la famille, afin qu’ils pratiquent une autopsie purement privée. Les résultats de celle-ci mettront curieusement du temps à sortir et seront l’objet de nombreuses spéculations hasardeuses et d’informations contradictoires de la part de la presse française et anglaise sur la question d’un empoisonnement éventuel.

Le New York Times publiera finalement le rapport le 10 septembre 1928 (soit près de deux mois après la découverte du corps) : pas de trace de poison ni de coups, Loewenstein était encore en vie lorsqu’il toucha l’eau. Dans son livre, William Norris ne manque pas de relever que les conclusions parlent d’alcool dans l’estomac, chez un homme réputé pour précisément ne jamais en boire… Mais dans ce dossier, l’on n’est plus à une erreur ou à une contradiction près.

20 JUILLET : OUVERTURE DU TESTAMENT D’ALFRED LOEWENSTEIN

Ce genre de moment, « dramatique » au sens antique du terme, peut souvent constituer le point de départ d’une saga familiale ou d’une enquête policière pleine de rebondissements.

Les amateurs de coups de théâtre en seront pour leurs frais.

Le testament d’Alfred Loewenstein partage tous ses biens en parts égales entre son épouse Madeleine et son fils Robert qui, mineur puisqu’il a dix-huit an, est placé naturellement sous la tutelle de sa mère, qui administre ses biens jusqu’à sa majorité. Le testament donne seulement à Madeleine le conseil de se rapprocher éventuellement, en cas de difficulté de gestion de l’énorme fortune, d’un collaborateur de Loewenstein.

UNE VIE DE FASTE OSTENTATOIRE, UNE MORT SPECTACULAIRE, UN ENTERREMENT DISCRET

Le dimanche 22 juillet 1928, c’est l’enterrement d’Alfred Loewenstein au cimetière d’Evere, en grande banlieue de Bruxelles.

A cette date, l’intérêt de la presse pour l’affaire s’est largement émoussé pour celui qui était, seulement un mois auparavant, encore un des membres les plus en vue du gotha financier international et de la jet set (on disait alors la smart set) des Années Folles, un personnage « aussi outrageusement qu’ostensiblement prodigue, le « Captain [= colonel] Alfred Loewenstein, Compagnon du Très Honorable Ordre du Bain, multimillionnaire, aviateur et sportif, ami des rois, gagnant et perdant des fortunes ». (cf. l’écrivain William Norris). Ainsi, alors que le quotidien français Le Journal du 6 juillet 1928 avait mobilisé 3 des 7 colonnes de sa une à la disparition du financier belge, il ne consacre que dix-huit lignes à la description de ses obsèques dans son numéro du lundi 23 juillet.

En première page, la place est occupée par d’autres sujets jugés plus passionnats : le discours exaltant l’unité nationale du président Gaston Doumergue, le lieutenant de vaisseau Paris qui embarque pour New York à bord d’un hydravion, l’audacieux braquage opéré à bord du wagon postal de l’express Marseille-Paris et la chronique de voyage de l’écrivain Pierre Benoit à propos du devenir des Nouvelles-Hébrides (actuelles Vanuatu).

Pour ce qui est de l’inhumation de Loewenstein, Le Journal, Le Petit Journal et L’Excelsior (qui ont sans doute le même correspondant) soulignent « l’absolue intimité » de la cérémonie funèbre où il n’y a que « les membres de la famille, quelques amis et une cinquantaine de curieux », le deuil étant conduit par Robert Loewenstein, fils du défunt. Madeleine Loewenstein, quant à elle, est… absente mais elle a fait adresser la gerbe de fleurs la plus volumineuse.

Loewenstein est inhumé dans un caveau provisoire. Son cercueil sera, dans les jours suivants, déplacé dans une tombe anonyme, qui restera dépourvue de toute inscription et de toute mention du nom de celui qui y repose, jusque dans les années 1990 où une inscription sera gravée. Sic transit gloria mundi.

UNE AFFAIRE AU TRAITEMENT EXPEDITIF

La vitesse avec laquelle un drame aussi étrange, aussi mal éclairci et concernant une personnalité aussi en vue est expédiée laisse le lecteur déconcerté.

De façon incompréhensible, les autorités anglaises n’ouvrent aucune enquête sur les conditions de la mort d’un homme pourtant propriétaire :

  • d’un avion immatriculé au Royaume-Uni
  • qui a décollé d’Angleterre
  • qui transporte à son bord cinq Britanniques dont les deux membres de l’équipage (pilote et co-pilote / mécanicien)
  • et qui est revenu ensuite stationner dans un hangar situé près de Londres !

On n’est pas loin du déni judiciaire…

L’inaction peut être également reprochée aux Français qui, d’emblée, n’entendent pas se compliquer la vie avec un avion immatriculé à l’étranger (au Royaume-Uni), piloté par des étrangers (des Anglais), qui ne transporte qu’une seule française (Paule Bidalon) parmi les passagers, laquelle ne parait pas spécialement impliquée dans la mort d’un étranger (Belge) par ailleurs tombé dans les eaux internationales.

Pourtant :

  • l’atterrissage en France de l’avion juste après la disparition de la victime
  • l’implication de témoins et d’autorités françaises dans ses deux escales (Fort-Mardyck et Saint-Inglevert)
  • la découverte ultérieure du corps de Loewenstein dans les eaux territoriales françaises
  • par des Français
  • naviguant sur un navire immatriculé en France

auraient pu légitimement conduire à l’ouverture d’une information judiciaire.

Il n’en sera pourtant rien. Cette inertie ne restera d’ailleurs isolée, nous l’observerons de nouveau quatre ans plus tard, en 1932, dans un épisode qui concernera le valet Baxter et que nous verrons dans un prochain chapitre.

Voulant couper court à toute investigation, les autorités françaises ont très vite préparé le terrain auprès de la presse en affirmant officieusement qu’un suicide était probable… Ce genre d’explication qui simplifie les choses côté français ne fait cependant pas les affaires des héritiers de Loewenstein : il ouvre au contraire la porte à davantage de bruit dans la presse, de remous, de scandale mais aussi de possibles enquêtes financière, fiscale ou médicale pour comprendre les causes du suicide éventuel.

Loewenstein aurait-il été dépressif ou même déséquilibré ? Dans ce cas, certains contrats qu’il aurait signés juste avant sa mort pourraient-ils être remis en cause ? On voit là toutes les conséquences hasardeuses et toutes les incertitudes induites par la thèse du suicide…

En fait, pour les héritiers comme pour les autorités, l’accident est la plus pratique des conclusions. Ils la soutiennent d’abord implicitement puis ils sont appuyés par les témoignages de l’équipage. Il est frappant qu’à aucun moment, aucune voix ne se soit élevée pour évoquer l’hypothèse d’un meurtre. Et pourtant…

DES COMPORTEMENTS QUI SUSCITENT LA PERPLEXITE

Madeleine Loewenstein

  • Quelle conclusion tirer des habits de deuil portés par Madeleine Loewenstein dès son arrivée à Calais, sans qu’il y ait à ce moment de certitude absolue sur la mort de son époux ?
  • Quelle signification attribuer à l’ordre hâtif qu’elle donne, quelques moments après son arrivée, au pilote Drew de reconduire l’avion en Angleterre et de le vendre, sans même demander ne serait-ce qu’une expertise technique pour, le cas échéant, attaquer Fokker en responsabilité ?
  • La douleur, enfin, la terrasse-t-elle à ce point qu’elle ne puisse venir à l’enterrement de son époux et se contente d’y envoyer une simple quoiqu’ostentatoire couronne de fleurs ?

Mais le comportement de Madeleine Loewenstein n’est pas le seul à susciter l’étonnement : celui du pilote Drew, aviateur expérimenté et ancien pilote de guerre (dans des conditions autrement plus dangereuses), laisse autrement perplexe.

Donald Drew

Passons sur les contradictions de ses déclarations à la presse qui rapporte tantôt qu’il a immédiatement atterri à Fort Mardyck et tantôt qu’il a décidé de descendre à faible altitude pour survoler la zone et tenter d’apercevoir quelque chose : sans fragiliser ipso facto les affirmations de Drew, ces incohérences peuvent être simplement attribuées à l’imprécision habituelle de journalistes pressés.

Ce qui retient l’attention, c’est plutôt le comportement de Drew en lui-même :

  • Le pilote est « dévoré d’inquiétude » nous dit Le Petit Journal du 6/7/1928 (sans doute avec une emphase un peu forcée)
  • Il ne lance aucun signal radio pour avertir qui que ce soit au sol de l’incident qui vient de survenir à bord
  • Sans aucune raison objective (il n’y a aucune urgence mécanique), il atterrit sur une plage déserte (avec tous les risques que cela comporte) au lieu de poursuivre son trajet vers le premier aérodrome sur sa route (Saint-Inglevert, où il se rendra ensuite tard)…

DES TEMOIGNAGES INVRAISEMBLABLES

Plus invraisemblable encore apparait le témoignage conjoint de Drew et du mécanicien Little : ceux-ci ont affirmé au juge belge, le 9 juillet 1928, qu’il était possible d’ouvrir la porte extérieure en plein vol car ils en avaient fait l’expérience le 5 juillet, revenant sur l’ordre de Madeleine Loewenstein en Angleterre pour y convoyer l’avion.

Or les résultats de cette expérience, effectuée sans témoin, a été démentie par tous les essais subséquents menés aussi bien par des journalistes que par divers « experts ». Les faits ont amplement montré qu’ouvrir la porte sous la pression de l’air d’un avion lancé à 170 km/h était absolument impossible pour un homme seul, même volontairement (donc, a fortiori, encore moins involontairement !)

Les affirmations du pilote et du mécanicien constituent donc un mensonge flagrant.

Leur fausse déclaration est d’autant plus intenable que l’ouverture de la porte se serait nécessairement accompagnée d’un brusque appel d’air. Or Drew et Little indiquent n’avoir constaté aucun mouvement de l’appareil durant le vol : une éventualité démentie par tous les pilotes de l’époqueLe Petit Parisien du 9 juillet mentionna d’ailleurs une forte embardée que Drew aurait eu à redresser : un événement qui sera rapidement oublié et qui ne fera l’objet d’aucune investigation ni enquête ultérieure.

Contre toute évidence, Drew soutient la thèse d’une porte qui s’ouvre facilement et ne provoque aucun appel d’air.

Qui peut croire cela ?

Aucune investigation sérieuse n’est non plus menée concernant la dernière personne qui a vu Loewenstein en vie : le valet Fred Baxter, qui a fermé la porte de communication derrière lui quand son maître est allé aux toilettes. Il affirme n’avoir noté aucun bruit ni aucun mouvement de l’appareil et avoir ensuite constaté la disparition de Loewenstein, tout en indiquant que le loquet intérieur de la porte extérieure était ouvert.

Une telle cohérence avec le témoignage, totalement invraisemblable, de l’équipage et qui met grossièrement les enquêteurs sur la piste de l’accident ne peut que susciter l’incrédulité et le soupçon.

Trois hommes (le pilote, le mécanicien, le valet) accréditent donc la thèse d’un accident matériellement impossible mais qui va pourtant être validée par la justice.

Qu’en conclure ?

LE MEURTRE : LA DERNIERE HYPOTHESE

Dans Le Signe des Quatre (Arthur Conan Doyle – 1889), Sherlock Holmes parle avec logique et lucidité : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité.» A l’évidence, un certain nombre de personnes pouvaient avoir un intérêt, voire un mobile, à la mort du financier belge et certains pouvaient même en avoir la possibilité matérielle.

Pour resserrer l’enquête sur les suspects probables de cette affaire complexe, il faut maintenant s’intéresser à ce qui constitue le point central de cette invraisemblable histoire : les conditions de la mort de Loewenstein.

Car si ce n’est plus de suicide ni d’accident quil faut parler mais de meurtre dans lequel Drew, Little et Baxter sont d’une façon ou d’une autre impliqués, alors COMMENT le crime a-t-il eu lieu, dès lors qu’on prend pour hypothèse que ni Drew ni Little (sans pilote automatique à l’époque) n’ont quitté la cabine de pilotage ?

« COMMENT » : LA PROBLEMATIQUE AU CŒUR DE CE DRAME EN PLEIN CIEL

La position de chaque protagoniste dans l’avion constitue un aspect crucial du drame.

On observe que, là où il est placé, le valet Baxter a :

  • sur sa gauche : la vitre arrière gauche
  • dans son dos la cloison qui sépare l’espace-passagers du lobby, lequel donne accès à la porte extérieure (côté gauche) et aux toilettes (côté droit)
  • sur sa droite la porte qui fait office de liaison entre ce lobby et l’espace passagers.

La porte qui fait office de liaison entre ce lobby et l’espace passagers ne comporte aucune partie vitrée (elle est pleine) et elle peut soit isoler le lobby de l’espace-passagers soit, de l’autre côté, fermer l’espace-toilettes. Compte tenu du témoignage de Baxter (il a frappé à la porte qu’il a ensuite entr’ouverte, n’entendant pas de réponse), le financier belge s’est donc rendu aux toilettes en laissant la porte de liaison fermée derrière lui, isolant l’espace-passagers du lobby.

Baxter est le dernier à voir Loewenstein vivant. Il en est le plus proche physiquement et, pourtant, il prétend ne s’être aperçu de rien… C’est impossible à croire.

On pourrait imaginer une trappe dans le sol des toilettes, actionnable à distance ? Il s’agit d’une hypothèse hardie et incompatible avec les constatations qui ont été faites :

  • absence de modification de la structure de l’avion
  • aucun chausse-trape, passage secret, écoutille dérobée ou piège sournois identifié

Loewenstein n’a donc pu tomber de son avion que par la porte extérieure. Mais comment, puisqu’on ne peut pas ouvrir la porte ?

C’est l’ancien chef d’escale à Brindisi, Dennis Bustard, qui va mettre l’écrivain William Norris sur la piste grâce à sa grande connaissance matérielle des avions de l’époque. Bustard part du fait que l’on a constaté :

  • que l’extérieur du fuselage, situé entre la porte et la queue, avait reçu un choc
  • que le cadre en bois de la porte extérieure était lui aussi fendu du côté du loquet (= vers l’arrière puisque les charnières sont montées côté avant).

De tels dommages ne pouvaient avoir été causés par un choc donné depuis l’intérieur. En revanche : imaginons que les goupilles des charnières de la porte extérieure aient été retirées, le vent (venant de face) aurait alors violemment retourné la portière qui aurait tordu la languette puis frappé le panneau extérieur arrière (d’où l’impact constaté sur le fuselage).

Pour retirer les charnières : pas besoin d’ouvrir la fenêtre de l’avion, il suffisait de tirer sur, par exemple, une corde très fine et résistante (genre corde à piano) attachée à l’intérieur de la cabine et reliée aux goupilles.

UNE PORTE… DEUX PORTES !

Mais comment expliquer le fait qu’il y avait bel et bien une porte sur l’avion à l’atterrissage ?

« Tout ce qu’ils avaient à faire, explique Bustard, était de fabriquer une porte de rechange. Ou peut-être en prendre une dans les magasins de Croydon. Cétait en fait une porte très simple. Les mécaniciens qui volaient à l’époque étaient formés pour faire ce genre de choses, au cas où l’avion serait endommagé pendant leur absence de la base. N’importe quel mécanicien de vol compétent pouvait fabriquer une pareille chose à l’époque. »

Mais comment transporter une porte complète sur un petit avion sans que Loewenstein ne le remarque ?

« Il y avait beaucoup de place à l’arrière du Fokker, explique Bustard. A l’arrière de la cabine, il n’y avait que de l’espace vide jusqu’à la queue. Je pense qu’on pouvait y accéder par une sorte de panneau amovible dans la paroi arrière du compartiment des toilettes. Ils auraient pu enlever la vraie porte et la ranger là, et mettre une porte de rechange pour le vol. Personne ne l’aurait remarqué. Ensuite, après que la porte de rechange ait été larguée, ils ont pu remettre la vraie porte en place pour que les enquêteurs puissent la voir. » (The Man Who Fell from The Sky – William Norris – 1987). »

Ainsi, Loewenstein tombé, l’avion a atterri sur la place de Fort Mardyck déserte où, profitant de la confusion et du délai avant que n’arrivent des curieux ou des autorités, on aura fixé une autre porte, identique et préalablement stockée dans la soute, à la place de l’ancienne : un tour de prestidigitation comparable à ceux des illusionnistes qui font disparaitre des cartes ici avant de les faire réapparaitre ailleurs sauf que… il y a évidemment deux cartes identiques et non une seule !

Tout cela est hélas impossible à vérifier sur l’appareil lui-même. Dès le lendemain de la disparition, en effet (5 juillet 1928), le Fokker VII3-m de Loewenstein est convoyé en retour en Angleterre sur ordre de Madeleine Loewenstein sans qu’aucune autorité ne s’y oppose.

Quelques jours après seulement, il est vendu par Drew à un certain Lieutenant-Commander Glen Kidston. Par la suite, celui-ci le convoiera en Afrique où il continuera de voler jusqu’en juillet 1929. A cette date, l’appareil sera sérieusement endommagé à la suite d’un atterrissage forcé au Soudan. Hors d’usage, il sera finalement démantelé et revendu en pièces détachées à… Fokker en mars 1930.

Le « comment ? » mène donc à « qui ? » car l’explication avancée par Norris dans son livre sur la base des conclusions des spécialistes apparait comme la plus plausible. Elle implique de facto et a minima  l’intervention de Baxter, mais pas seulement…

Le « qui ? » va nous permettre de répondre à la question : « pourquoi ? » à travers la destinée ultérieure de différents protagonistes.

QUI A VOULU LA PEAU D’ALFRED LOEWENSTEIN ?

Pour essayer de le savoir, intéressons-nous à la destinée individuelle d’acteurs du drame qui auraient profité de la mort d’Alfred Loewenstein. Il y en a deux sortes :

  • les « témoins » directs (pour autant que l’on puisse qualifier de « témoins » des individus qui n’auraient rien vu, ni entendu ni remarqué quoi que ce soit d’un drame qui s’est pourtant joué dans un espace de 10 m²…)
  • et les protagonistes indirects (éloignés physiquement des lieux du drame mais qui n’en sont pas moins, pour certains, fort connectés avec celui-ci).

LES TEMOINS DIRECTS : TROIS DESTINEES JAMAIS ECLAIRCIES

Malgré les recherches engagées, notamment par l’écrivain et journaliste William Norris, on n’entendra plus jamais parler de trois protagonistes :

  • Le secrétaire particulier d’Alfred Loewenstein, Arthur Hodgson : il sera vu à Bruxelles quelques jours après le drame puis disparaitra de la circulation…
  • La secrétaire anglaise, Ellen Clarke : elle sera vue à Croydon après son retour mais disparaitra ensuite sans laisser aucune trace permettant de remonter jusqu’à elle…
  • La secrétaire française, Paula Bidalon : elle sortira elle aussi ensuite du circuit sans que l’on puisse jamais la retrouver ultérieurement…

La destinée des trois autres passagers de l’avion, en revanche, est assez bien connue… mais réserve pas mal de surprises…

LES TEMOINS DIRECTS : LE MECANICIEN LITTLE, SPECTATEUR OU ACTEUR DU DRAME ?

Robert (Bob) Little (et non Fawcett, comme le nomment de façon fantaisiste le quotidien Le Journal en 1928 et le magazine Détective en 1935) est âgé de 27 ans en 1928.

Après le drame, il poursuit ses activités de pilote, donnant des cours et des formations. Il installe pour cela ses bureaux au 148 Strand, à Londres, une adresse prestigieuse. En 1929, alors qu’il vole pour le compte de la duchesse de Bedford (sur Fokker VIIIa !), il rencontre une dénommée Julie Johnson, d’une famille assez fortunée, qu’il épouse un an plus tard à Paris, ville où les jeunes mariés s’installent alors quelque temps.

En septembre 1936, Little assiste aux obsèques de Donald Drew, son ami de plus de quinze ans.

Il meurt pour sa part bien longtemps après, en aout 1970.

En 1986, c’est sa veuve, toujours en vie et assez alerte, que l’écrivain William Norris a la chance de rencontrer pour avoir plusieurs longues conversations. Dès leur première rencontre et à la stupéfaction de l’écrivain, elle avoue spontanément à celui-ci qu’elle a toujours pensé (et cela avant même de rencontrer son futur mari) que Loewenstein avait fait l’objet d’un meurtre.

  • I was sure they were guilty. Guilty as hell…(« J’étais sûre qu’ils étaient coupables. Coupables à fond. ») dit-elle à Norris, médusé.
  • Who ? (Qui ?)
  • The crew. (L’équipage)

Mais l’équipage ne compte que… deux personnes ( ! ) et Julie Little, pour sa part, n’envisage évidemment aucunement la culpabilité de son mari. Celui-ci, d’ailleurs, n’a évoqué que très rarement le moment funeste de la disparition de Loewenstein, sauf pour donner à sa femme deux informations qui laissent perplexe :

  • Par un œil à travers le carreau de la porte de communication avec le cockpit, Little prétend avoir aperçu Loewenstein visiblement troublé, mal à l’aise et cherchant sa respiration, ce dont il a tiré l’hypothèse que Loewenstein aurait été empoisonné. Cette affirmation accrédite évidemment auprès de son épouse la thèse de l’accident… dont nous savons qu’elle est en réalité totalement invraisemblable.
  • Little affirme que c’est lui, et non Drew, qui était aux commandes au moment où le secrétaire Hodgson, sur instruction de Baxter, est allé porter à Drew, assis à côté de lui dans le cockpit, le message sur lequel était inscrit la phrase terrible « Captain’s gone ». Cette affirmation est en contradiction totale avec les témoignages recueillis immédiatement après le drame mais elle a, pour Little vis-à-vis de sa femme, un but évident : si Little était aux commandes et qu’il n’a rien remarqué, c’est donc qu’il ne s’est rien passé, alors que, sinon, Julie pourrait légitimement soupçonner Drew de mensonge et en tirer ensuite d’autres conclusions dévastatrices pour son couple…

La rencontre avec Julie Little est d’autant plus fructueuse pour Norris que la dame montre à celui-ci quelque chose de totalement inédit : des notes manuscrites rédigées par Loewenstein dans l’avion avant sa disparition, récupérées par Little et gardées par devers lui. Que disent ces notes ? Rien de particulier : ce sont des idées et une sorte de pense-bête concernant les affaires en cours, rédigé à un moment où le bruit ambiant empêche le financier de les dicter à ses sténos-dactylos. Ce qu’elles expriment, en tout cas, c’est que Loewenstein n’avait aucune idée suicidaire et conservait les idées bien claires…

Little, enfin, a bien insisté auprès de sa femme que, la disparition de Loewenstein connue, c’est Drew qui a repris les commandes et qui, « paniqué », a voulu atterrir au plus vite…

LES TEMOINS DIRECTS : LE PILOTE DREW, RESTE DANS SON COCKPIT MAIS EN REALITE AU CŒUR DE L’ACTION

A la mort de Loewenstein, en 1928, Donald Drew a une trentaine d’années (les informations sont rares sur son compte). Il est ensuite engagé comme pilote par Imperial Airways (il y travaillait précédemment, avant d’être engagé par Loewenstein) : la première « compagnie long courrier » britannique qui, après plusieurs fusions, deviendra British Airways en 1974.

Quand on parle de « long courrier » dans les années 1930, il ne s’agit évidemment pas d’avions parcourant de longue distance avec des passagers (ils n’ont pas les moyens techniques de le faire) mais de compagnies disposant de réseaux d’aérodromes distants de quelques centaines de kilomètres et qui permettent à des avions transportant du courrier de franchir de longues distances grâce à ces nombreuses étapes.

Dans son livre, William Norris est parvenu à retrouver d’anciens collègues de Drew : « Chopper » Hatchett et Dennis Bustard (dont on vient de parler à propos de la porte), tous deux chefs d’escale (station managers) au Caire et à Brindisi au début des années 1930 et qui voyagèrent quelques fois en sa compagnie. Ils en livrent quelques souvenirs, à cinquante ans de distance.

Donald Drew leur apparait alors comme le prototype idéal de l’homme d’action, du pilote calme et sérieux, rassurant au plan professionnel, mais aussi de l’aventurier de l’époque, élégant, sympathique, joyeux, bon camarade, toujours de bonne humeur et très porté sur les femmes, entretenant des liaisons dans plusieurs des escales de la ligne Londres-Entebbe (actuel Ouganda, alors colonie britannique) sur laquelle il travaille et qui compte, pour son exploitation, seulement 4 autres pilotes.

Drew, lui, habite à Alexandrie (Egypte), l’une des escales de la ligne. Il y loge dans des conditions jugées luxueuses et mène un train de vie plus que confortable que ses collègues jugent incompatible avec la paie, correcte mais loin d’être exorbitante, d’un pilote de ligne. S’ils sont proches de Drew et parlent avec lui de mille choses en rapport avec l’aviation, jamais Drew n’évoque le drame de l’affaire Loewenstein, survenue quelques années auparavant.

Le 9 novembre 1935, l’avion de Drew prend feu sur le tarmac de l’aéroport de Brindisi, un peu après son atterrissage en provenance du Pirée. Un sabotage de la part des Italiens (engagés dans une guerre de conquête coloniale en Ethiopie que les Britanniques réprouvent ouvertement) n’est pas à exclure mais, quoiqu’il en soit ce vol va être le dernier de Drew : la compagnie décide de ne plus le laisser prendre de nouveau les commandes. Elle saisit cette occasion car (c’est en réalité un secret de Polichinelle) Drew est atteint depuis plusieurs années d’un cancer à l’estomac auquel il résiste courageusement par une consommation d’alcool de plus en plus importante.

Donald Drew meurt moins d’un an après, en septembre 1936. Ses obsèques, auxquelles assiste Robert Little, ont lieu le 8 du même mois à St Mark Church à Londres et sont suivies d’une crémation.

Avec beaucoup de chance, Drew n’a jamais été inquiété par aucune enquête judiciaire bien qu’il ait soutenu l’explication invraisemblable d’une porte extérieure s’ouvrant facilement sans provoquer d’appel d’air. Pourtant, tout démontre au contraire que la méthode la plus plausible de perpétration du crime a, justement, pour conséquence un appel d’air dont Drew, aux commandes, s’est forcément aperçu.

De fait, Drew apparait comme un acteur du crime commis sur la personne d’Alfred Loewenstein.

Si ce qu’il en a retiré à titre individuel ne parait pas particulièrement notable, c’est que Drew aura simplement servi d’exécutant au profit d’un autre acteur du drame…

Mais qui ?

LES TEMOINS DIRECTS : LE MYSTERE DU VALET BAXTER

Parlons ensuite de Fred Baxter, le valet particulier d’Alfred Loewenstein : il est tout à la fois le dernier à avoir vu Alfred Loewenstein vivant et le premier à avoir donné l’information de sa disparition aux autres passagers.

Le financier belge disparu, Baxter passe au service du fils unique Robert (Bobby), âgé de dix-huit ans en 1928. La vie de Baxter change alors du tout au tout : si son ancien maître était de nature frugale, sportive et acharnée au travail, le nouveau est au contraire un jeune homme porté sur les femmes, les loisirs, les voitures rapides et les fêtes au champagne.

Rapidement las de la vie de province anglaise, Bobby Loewenstein, dès le début 1930, part s’installer à Paris, impasse du Maine (actuellement 6 rue Antoine Bourdelle – XIVème arrondissement) dans un vaste studio. Fred Baxter, lui, est logé non loin de là, à l’Hôtel du Commerce situé au 29 de l’avenue du Maine (ainsi que nous l’apprend Le Petit Parisien du 28 avril 1932) et il se fait rapidement connaitre et apprécier des commerçants du quartier où il prend vite ses habitudes.

De 1930 à avril 1932, Bobby Loewenstein et Fred Baxter mènent alors une vie facile et tranquille. Quoique maître et valet, ils passent beaucoup de temps ensemble, d’après les témoignages de l’époque. Il faut dire qu’ils ne sont guère éloignés en âge : en 1932, Bobby a 22 ans et Fred Baxter seulement 28. Il incombe à ce dernier de nombreuses tâches classiques d’intendance et de gestion : porter les vêtements de Bobby à la blanchisserie, régler le loyer et diverses factures. Baxter a pour cela toute la confiance de son maître qui lui confie son chéquier.

Le 22 avril 1932 (qui est un jeudi et non un dimanche comme l’affirme William Norris, peu rigoureux) et comme à son habitude, selon les déclarations des témoins, il prend son repas de midi suivi d’un café dans un établissement situé au 26 avenue du Maine (aujourd’hui : une compagnie d’assurances) où il reçoit un coup de téléphone. Vers 14h00, d’excellente humeur, il se rend au domicile de Bobby, situé à trente mètres de là.

Selon le témoignage de ce dernier, Bobby quitte son appartement à 16 heures et y revient à 18 heures. Là, il trouve un message rédigé sur un papier épinglé sur la porte : « N’entrez pas. Restez chez la comtesse. » La porte, elle, est fermée de l’intérieur. Alarmé, Bobby est obligé de sonner à l’appartement d’à côté et de passer par les balcons pour accéder à son appartement. En fonction des sources, il n’est pas clair si Baxter est trouvé « gisant par terre » (William Norris) ou « affaissé dans un fauteuil » (Le Petit Parisien du 28 avril 1932). Il s’est apparemment tiré une balle de revolver dans la tempe droite.

L’arme appartient à Bobby et celui-ci la garde généralement dans le vide-poche de son automobile, garée en bas. Un couteau et un rasoir se trouvant également près du corps, la police pense que Baxter a finalement choisi le suicide par arme à feu et a attendu le départ de Bobby pour aller prendre le revolver dans la voiture.

L’autopsie révélera une grande quantité d’alcool dans l’estomac.

« La comtesse » mentionnée sur le mot fait référence à Anna Carolina Minici, épouse du Commandant William Henry Patterson, un couple d’amis de Bobby qui habitent à côté de chez lui et chez lesquels il se rend souvent. Surtout, Baxter laisse à côté de lui une lettre d’adieux aux termes un peu surprenants où :

  • il recommande un ami pour le remplacer, qu’il conseille d’ailleurs à Bobby de payer trois fois mieux que lui,
  • il indique l’adresse de la blanchisserie du quartier où Bobby pourra récupérer son linge,
  • il conseille à celui-ci de conduire moins vite,
  • il explique qu’il a dépensé tous les francs suisses et belges qui lui avaient été confiés, qu’il est un lâche et qu’il n’a pas le courage d’en assumer les conséquences.

Comme il respire encore, Fred Baxter est transporté rapidement à l’hôpital Necker mails il y décède trois heures plus tard. Il sera enterré au cimetière de Thiais, en banlieue parisienne.

Bobby, de son côté, se rend alors avenue d’Iéna chez les parents d’un ami, d’où il téléphone aux parents de Fred Baxter pour les informer. Puis il joint sa propre mère, Madeleine Loewenstein, alors en villégiature à Biarritz avant de partir en voiture pour Bruxelles, qu’il quittera à nouveau deux jours plus tard pour Londres. Dans l’intervalle et d’accord avec la police française pour des raisons non établies, la mort de Baxter va être tenue secrète. Ce n’est que cinq jours plus tard que le commissaire Kontzler s’exprime devant les journalistes, alertés eux-mêmes par leurs confrères britanniques.

La thèse policière du suicide est immédiatement contestée par les médias. Les sommes considérées sont modiques : 290 BEF et 300 CHF (environ 1790 FRF soit à peu près le double du salaire mensuel d’un instituteur débutant, à cette époque), alors que Baxter semblait bien payé,  n’était jamais apparu fatigué de la vie et avait semblé parfaitement enjoué ce jour-là, etc…

Puis, la thèse du suicide étant finalement admise bon gré mal gréles spéculations se déchainent quant aux motivations qui y ont conduit.

De façon romanesque Le Petit Parisien évoque une Italienne dont Baxter était épris mais qui se serait enfuie finalement avec un peintre (on est à Montparnasse…) Il évoque aussi (sans élément ni preuve) l’existence d’une mystérieuse « seconde lettre » dans laquelle Baxter « ferait d’importantes révélations sur les circonstances de la mort du financier belge »…

Le Matin affirme sans preuve que Baxter connaissait le secret de la mort d’Alfred Loewenstein et l’Intransigeant qu’il aurait laissé une lettre affirmant que la porte du Fokker pouvait s’ouvrir sans difficulté de 35 centimètres (c’est précis !).

William Norris, sans davantage d’éléments que qui que ce soit, émet l’hypothèse que Baxter aurait pu se confesser à Bobby, lequel l’aurait abattu en retour…

Soyons clairs : tout cela n’est que pure spéculation, qui ne sera étayée par aucun élément ultérieur et les conditions même de la découverte de Baxter (par Bobby lui-même) plaident difficilement pour une exécution soigneusement préméditée dans laquelle ce dernier serait impliqué. Il n’en reste pas moins que, décidément, dans l’affaire Loewenstein, beaucoup de choses sont à chaque fois bigrement inhabituelles…

Pour poursuivre notre enquête, intéressons-nous maintenant aux protagonistes indirects : ceux auxquels, d’une manière ou d’une autre, peut éventuellement profiter la mort d’Alfred Loewenstein…

LES PROTAGONISTES INDIRECTS : BOBBY, DEVENU UN DILETTANTE FORTUNE

On l’a vu, Bobby avait 18 ans quand son père disparait et, à la date du 4 juillet 1928, il se trouve à Bruxelles avec sa mère dans l’hôtel particulier familial du 26 rue de la Science. Les années qui suivent sont pour lui celles d’un jeune homme fortuné et sans souci, dépensant sans compter son argent dans une vie de dilettante.

Durant les années 1930, Bobby devient une figure de la smart-set (on dirait aujourd’hui la jet-set) parisienne et londonienne, un joueur de polo reconnu et apprend à piloter lui-même son avion.

C’est à la mort de sa mère, survenue en 1938, qu’il se décide enfin à s’occuper sérieusement de la gestion du patrimoine qui lui revient désormais entièrement (il est fils unique). Se trouvant aux Etats-Unis au moment du déclenchement en Europe de la Seconde guerre mondiale (septembre 1939), il revient s’engager dans l’armée belge puis part en Angleterre au moment de la capitulation de la Belgique (28 avril 1940). Sans femme ni enfant, il s’engage alors comme pilote dans l’Air Transport Auxiliary.

Il trouvera la mort dans l’accident de son avion le 29 mars 1941.

LES PROTAGONISTES INDIRECTS : PAM ET SZAVARZY, DES SPECULATEURS DE LA MORT?

Avec la mort de Loewenstein, Albert Pam et Frédérick Szarvazy sont les deux membres restant du trio qui président, dans la réalité, aux destinées de l’International Holdings Company. Dans les jours qui suivent la disparition de Loewenstein, ils multiplient les déclarations rassurantes pour calmer le marché qui, terrifié, fait baisser l’action IHC de 50 % en deux jours avant de la faire descendre jusqu’à 13 USD (soit – 90 %) au plus bas (alors que le conseil d’administration, à la mi-mai, prévoyait encore de lancer une augmentation de capital à un prix de… 325 USD !) Ils tentent d’éviter que les banques, effrayées, ne coupent brutalement les crédits d’IHC, précipitant celle-ci vers la faillite.

Pour restaurer à tout prix la confiance et calmer la terreur irrationnelle qui s’est emparé des détenteurs d’actions, ils finissent même par annoncer publiquement qu’ils rachètent les actions à 12 USD. Nul ne pourrait leur reprocher de soutenir leur entreprise par cette prise de risque incontestable.

Toutefois, en boursiers avisés, dès le matin du 5 juillet donc avant la dégringolade, ils ont vendu (pour le compte d’IHC) « à découvert » de nombreuses actions de la société elle-même. Toujours pour le compte de IHC, ils les rachèteront ensuite, lorsque le cours se sera redressé, encaissant une confortable plus-value. Cela permettra alors à IHC d’afficher des bénéfices substantiels au titre du 1er semestre 1928 et de consolider ainsi la confiance de ses investisseurs. Il est donc établi que Pam et Szavarzy augmentèrent leur participation au capital de l’International Holdings Company et bénéficièrent largement du redressement du cours d’IHC au bout de quelques mois, après la panique des premiers jours.

Mais que conclure d’un simple opportunisme d’hommes affaires avisés et réactifs ?

Le sauvetage d’International Holdings fut leur première et légitime préoccupation. S’ils avaient réellement été les instigateurs du meurtre de Loewenstein, ils auraient en fait été à deux doigts de précipiter l’entreprise à la faillite. Pam et Szarvazy, même s’ils ont gagné de l’argent avec la mort de Loewenstein, avaient en réalité beaucoup plus à perdre avec elle. Leur implication dans celle-ci ne répond à aucun argument logique. Aucun indice n’existe en fait d’un quelconque enrichissement particulièrement exorbitant sur les ruines de l’empire de Loewenstein, qu’ils ont au contraire sauvé in extremis de la faillite et certainement au prix de sueurs froides.

Le major Albert Pam mourra à son domicile de Broxbourne le 2 septembre 1955.

Frederick Szarvazy vivra de son côté quelques tribulations malheureuses. A la fin de la décennie 1920, il se trouvera pris dans une affaire de prospection d’or au Panama pour laquelle sa société, la Panama Corporation, sera accusée de conspiration et de pratiques frauduleuses et devra payer des amendes importantes. Puis, en 1930 (soit deux ans après la mort de Loewenstein), la BFCC de Szarvazy sera poursuivie en justice par Madeleine Loewenstein elle-même, désireuse de récupérer des actions de l’International Holdings Company désormais détenues par la BFCC à la suite d’un prêt non remboursé, cette action n’aboutira pas car la BFCC sera finalement mise en liquidation volontaire le 9 mars 1932.

Frederick Szarvazy, de son côté, mourra en 1948.

LES PROTAGONISTE INDIRECTS : DREYFUS, UN INDUSTRIEL PRÊT A TOUT POUR SE VENGER?

La mort de Loewenstein profite immédiatement à Henri Dreyfus dont les actions qu’il détient dans British Celanese passent de 1 à 44 shillings dans les jours qui suivent l’annonce de la disparition du Belge.

Le 16 juillet 1928, trois jours avant que le corps d’Alfred Loewenstein soit repêché, Henri Dreyfus intervient lors du IXème conseil d’administration de British Celanese, dont il est le nouveau président. Longuement repris dans la presse spécialisée, ce discours évoque la longue et tumultueuse histoire de l’entreprise, son esprit pionnier, ses difficultés, son sauvetage, sa lutte pour survivre. A aucun moment, toutefois, Dreyfus ne cite Loewenstein, même une seule fois, même pour en parler en mal… Qu’en conclure ? Rien, contrairement à l’écrivain William Norris qui aime interpréter les silences et spéculer sur des hypothèses en faveur desquelles il n’apporte aucun élément car rien n’indique que Dreyfus ait préalablement passé des ordres d’achat de ces titres.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que la mort de Loewenstein (très vraisemblable à cette date, même si elle n’est pas encore confirmée) éloigne la menace d’une nouvelle tentative hostile de contrôle de British Celanese et qu’elle rebat certainement les cartes du marché très concurrentiel de la viscose. Pour autant, ce danger, à cette date, n’a rien d’imminent : Loewenstein était totalement sorti de la société (et cela au prix fort) depuis 1927. Sa mort n’éloigne donc pas la menace directe et immédiate d’un concurrent industriel.

Contrairement à Loewenstein qui est un pur financier, Dreyfus est un vrai entrepreneur qui a chéri l’entreprise qu’il a créée. Il a résisté de toutes ses forces aux tentatives de Loewenstein, prédateur financier sans scrupule, de l’en dépouiller et avec la mort de Loewenstein, il est, c’est vrai, débarrassé de ce dernier. Mais s’il fallait assassiner tous les chefs d’entreprises qui représentent une menace pour des concurrents, les colonnes des journaux financiers ressembleraient tous les jours à une véritable rubrique nécrologique…

Par ailleurs, peut-on attribuer à Henri Dreyfus d’être à l’origine de la campagne de presse diffamatoire vis-à-vis de Loewenstein, comme celui-ci paraissait l’imaginer ? Rien ne le prouve et, au vrai, une telle thèse résiste difficilement à un examen rationnel de motivations telle que la vengeance. Pourquoi Dreyfus se serait-il lancé dans une pareille entreprise où il courait le risque d’un procès en diffamation, coûteux en frais d’avocat et ruineux en terme de réputation ? L’hypothèse, qui mérite d’être considérée, parait au final très peu crédible.

Sous la houlette patiente de ses deux fondateurs, Henri et Camille, British Celanese va continuer à prospérer.

Redressée, consolidée, elle sera finalement achetée par le géant anglais Courtaulds en 1957 et son nom subsistera jusqu’en 2012.

Henri Dreyfus, lui, sera mort entre-temps le 31 décembre 1944, à l’âge de soixante-six ans.

LES PROTAGONISTES INDIRECTS : DANNIE HEINEMAN, HOMME RESPECTE A LA CARRIERE SANS FAUTE

Dannie N. Heineman, qui fut d’abord un partenaire pour Loewenstein avant de s’opposer à ses tentatives prédatrices échevelées, était né en 1872 aux Etats-Unis de parents d’origine allemande. Il avait fait ses études d’électrotechnique à l’université de Hanovre et avait commencé à travailler à Berlin dans une société exerçant sous licences industrielles du groupe américain Edison.

Après avoir été affecté quelques années à des tâches opérationnelles et industrielles, Heinemann fut chargé, en 1901, de la direction de la filiale belge l’« Union Électrique » où il procéda à l’électrification de mines de charbon et d’aciéries. En 1905, il fut nommé directeur général d’une petite société de placements financiers appelée « Société Financière de Transports et d’Entreprises Industrielle » (Sofina), créée en 1898 par un groupe de banquiers belges et d’industriels allemands, mais qui devint peu à peu, dans l’entre-deux-guerres, une puissante société de participations et de développement industriel dans le secteur des réseaux d’électricité et du transport urbain. C’est dans ces circonstances qu’il eut à rencontrer Loewenstein, à le soutenir puis à s’y opposer. En 1930, l’université de Cologne lui décerna un titre de de docteur honoris causa pour ses travaux innovants en matière de développement et de distribution de l’énergie électrique.

Au plan de ses convictions personnelles, Heinemann sera, durant les années 1930, à l’origine d’une maison de retraite pour ouvriers en Allemagne, réquisitionnée en 1941 par l’Allemagne hitlérienne et transformée en centre d’internement pour les Juifs. Dans l’entre-deux-guerres, il œuvrera également pour les idées démocratiques paneuropéennes et apportera aide et financement aux opposants du parti nazi.

En 1940, la famille Heineman partira aux Etats-Unis où il créera par la suite une fondation soutenant l’art, la recherche, les projets éducatifs, la recherche médicale en cardiologie et la chirurgie. Dans les années 1950, en Belgique, il sera promu Grand-Officier de l’ordre de Léopold pour avoir organisé des transports et des distributions de nourriture en Belgique, très éprouvée, en 1918.

A titre purement personnel, Dannie Heineman ne gagna jamais véritablement quoi que ce soit de tangible à la mort de Loewenstein. Il mourra à la fin de 1962.

LES PROTAGONISTES INDIRECTS : MADELEINE LOEWENSTEIN, COUPABLE IDEALE POUR UN ROMAN DE GARE

La vie de Madeleine Loewenstein – Misonne ne parait pas présenter de particularité après la mort de son époux. Jusque-là essentiellement préoccupée de toilettes, de bijoux et de réceptions, dépourvue de liaison extraconjugale malgré les spéculations jamais étayées quant à un supposé mariage arrangé et sans amour (ce qu’elle ne confirmera jamais elle-même), elle continue, durant son veuvage, à profiter de son train de vie confortable grâce au patrimoine dont elle hérite même si, dans les faits, celui-ci est progressivement démantelé.

La thèse avancée par William Norris dans son livre laisse donc plus que perplexe : Madeleine Misonne serait l’instigatrice du meurtre de son mari !

C’est essentiellement une thèse par élimination. Norris a resserré ses conclusions autour de la responsabilité d’Henri Dreyfus mais il écarte finalement celui-ci pour des motifs d’ordre… psychologique : il juge Dreyfus « trop impulsif » pour mettre en œuvre un complot aussi méticuleux et nécessitant au contraire préparation et patience…

Norris, a contrario, constate l’évidence : Madeleine hérite de 50 % de la fortune de Loewenstein et, dans les faits, de 100 % de sa gestion. Il souligne aussi les comportements de Madeleine qu’il tient pour suspects et dont il tire des conclusions sans mélange :

  • son apparition en habits de deuil dès le matin du 5 juillet alors que la mort de son mari n’est pas formellement avérée : c’est le signe pour Norris qu’elle était déjà au courant !
  • sa hâte à vendre l’appareil le jour même :  c’est là le signe de sa volonté d’empêcher toute enquête ultérieure sur le « lieu du crime » qui mettrait au jour le complot !
  • son absence aux obsèques de son mari : c’est l’indication qu’elle l’a déjà évacué de son esprit !

Pour parachever le tout, Norris agite l’hypothèse follement romanesque d’une liaison entre Drew, fringant pilote amateur de femmes, et Madeleine, épouse délaissée et mal aimée, tout en reconnaissant lui-même qu’absolument aucun élément ne vient la conforter ! Mais comme elle ne lui parait pas impossible, il la juge plausible donc finalement probable et il en prend le parti : on sait combien les histoires de sexe impliquant des Européennes, réputées plus faciles, fascinent toujours les Américains…

En réalité, si Madeleine hérite de son mari, aucun signe extérieur notable ou extravagant ne vient corroborer l’idée qu’elle « profite » particulièrement de la mort de celui-ci. Au contraire, ayant désormais à gérer une fortune que, jusque-là, elle n’avait eu qu’à dépenser sans contrainte, elle se retrouve avec des responsabilités et des tracas qu’elle ne connaissait pas avant. Ainsi, en 1930, doit-elle poursuivre en justice Frédéric Szarvazy afin de récupérer des actions d’International Holdings Company nanties au profit de ce dernier dans le cadre d’un prêt gagé de Szarvazy à IHC.

Par ailleurs, en permanence entourée de domestiques, toujours dans un mode vide que l’on pourrait qualifier de « représentation », il est difficile sinon impossible à Madeleine de prendre des contacts secrets avec le pilote Drew sans que cela puisse être remarqué (sans compter le fait que Drew, précisément, est généralement absent puisqu’il accompagne souvent Loewenstein lors de ses déplacements).

Madeleine est en habits de deuil dès qu’elle arrive à saint Inglevert ? Si cela peut paraitre prématuré, ce n’en est pas pour autant louche, spécialement de la part de quelqu’un qui a le sens des convenances et le soin de ses apparences en public. D’une femme dont le mari vient de tomber de son avion de 1400 mètres d’altitude, on attend un signe ostensible de la prise de conscience de la tragédie qui vient de survenir… Qu’elle vint habillée de façon neutre ou fantaisiste eût au contraire paru extravagant.

Madeleine est absente aux obsèques d’Alfred Loewenstein ? Cela est effectivement étonnant. Mais, si l’on raisonne a contrario et que l’on prête précisément à Madeleine un rôle de machinatrice, il eût au contraire été logique de sa part de montrer ostensiblement la mine d’une veuve éplorée afin de ne pas attirer l’attention sur elle…

Son ordre de ramener immédiatement l’avion en Angleterre et de le vendre sans délai apparait, en revanche, incontestablement plus étrange. Mais est-ce là un point vraiment décisif ? On ignore par exemple s’il s’agit de sa part d’une décision propre ou si elle lui a été suggérée ou conseillée. Les journaux n’indiquent rien sur ce point. Ce qui devrait susciter la suspicion, à vrai dire, c’est bien plutôt l’inertie, l’indifférence ou l’incompétence des polices française, belge et anglaise…

Madeleine, au final, n’épousera ni Drew, ni Dreyfus, ni Heineman ou même Baxter et elle n’est même pas connue pour avoir eu de liaison subséquente avec qui que ce soit.

Elle n’a ni mobile clair et évident, ni moyens matériels de recruter les exécutants du meurtre. Les soupçons qui la concernent sont donc dénués de tout fondement objectif. Cette hypothèse, les Chroniques de la Plume et du Rouleau n’y croient pas.

Madeleine mourra finalement en 1938 et elle sera placée aux côtés d’Alfred Loewenstein dans le caveau d’Evere. La tombe porte aujourd’hui leurs deux noms.

LES PROTAGONISTES INDIRECTS : BRAZILIAN TRACTION, LE SUSPECT OUBLIE

Il est frappant que personne ne se soit intéressé à la conjonction de faits qui, au contraire, ont tout de suite retenu l’attention des Chroniques de la Plume et du Rouleau.

La presse de l’époque qualifie Loewenstein avec dédain et suspicion de « brasseur d’argent. » C’est que le financier belge n’est pas réellement un entrepreneur ni un chef d’entreprise. Il n’a aucune formation technique ni intellectuelle véritable. Il n’a fondé aucune activité industrielle et ne possède ni usine, ni brevet.

Les chefs d’entreprises véritables redoutent ses menées de prédateur et le considèrent comme une menace permanente, un pirate opportuniste et sans scrupule, simplement à la recherche de cibles profitables. Il faut ainsi rappeler que Henri Dreyfus l’accusa ouvertement de tentative de vol de brevets grâce aux administrateurs placés par International Holdings au conseil d’administration de British Celanese.

Loewenstein est en tout cas incontestablement doué pour flairer les coups financiers spectaculaires (émissions d’actions ou de dettes qui rapporteront des commissions confortables), les opportunités d’investissements sur des secteurs en plein essor, les prises de participations créatrices de valeur et les spéculations juteuses. Sa réussite force le respect mais son profil déplait et, malgré ses efforts de sociabilité et sa recherche de notabilité (décorations, appartenance à des ordres), il est généralement snobé.

La société Brazilian Traction est celle dont l’émission de dettes a lancé Loewenstein dans la vie des affaires en 1908. Elle a pour lui une dimension affective et il rôde autour d’elle avec obstination depuis cinq ans (1923).

Loewenstein avait déjà tenté, à cette date et sans succès, d’en prendre le contrôle en fusionnant deux holdings (SIDRO, qu’il ne contrôle pas entièrement, aux côtés de Dannie Heinemann) et International Holdings Company car elles détiennent chacune une participation dans Brazilian Traction.

Au printemps 1928, il se déplace au Canada où est maintenant cotée International Holdings, ce qui place celle-ci plus favorablement au plan juridique pour racheter Brazilian Traction, elle aussi immatriculée au Canada.

Il fait localement le tour des banques et il prend des contacts pour obtenir de futurs financements.

Il exige ouvertement un siège, immédiat, au conseil d’administration de Brazilian Traction, ce qui lui est refusé avec vigueur.

Il fait de l’agitation et du scandale auprès de la presse et tente (sans succès) d’intimider les dirigeants de Brazilian Traction avec la menace d’une prise de contrôle ultérieure qui sera plus brutale.

Il s’emploie simultanément à rassembler d’autres fonds en tentant d’acheter la Banque de Bruxelles.

A l’évidence, puisqu’un rapprochement amical est impossible, un assaut sur Brazilian Traction sous forme d’offre publique d’achat est imminent. Loewenstein est un précurseur de ceux que l’on nommera, dans les années 1980 les raiders, qui défrayeront les chroniques financières et susciteront nombre de livres (ex. : Les possédés de Wall Street de Dominique Nora, en 1987).

Pour Brazilian Traction, au printemps 1928, l’heure est grave et la menace est précise, identifiée et immédiate : c’est Alfred Loewenstein.

La disparition de celui-ci ? C’est, au premier chef et de la façon la plus directe, à Brazilian Traction qu’elle profite.

VERS UNE HYPOTHESE PLUS PRECISE

Un mobile purement financier parait extravagant ? C’est au contraire le plus plausible. Croyez-vous donc que le monde de la finance et de l’entreprise soit à l’écart d’actes crapuleux, mafieux, de corruptions, de vol, d’espionnage et même d’assassinats quand des intérêts financiers et industriels jugés cruciaux sont en jeu ? C’est, de l’avis de la Plume et du Rouleau, l’hypothèse la plus réaliste et la plus probable.

Voici donc comment ont pu se dérouler les choses.

Fin 1927, Alfred Loewenstein fait coter sa société de participation International Holding Company à Toronto puis part en Amérique du nord lors d’un voyage d’affaires fastueux et médiatique et qui a plusieurs objectifs :

  • mettre d’abord IHC sous juridiction canadienne pour éviter d’éventuels imbroglios juridiques ultérieurs
  • puis lever des fonds grâce à une augmentation de capital d’IHC
  • établir ensuite la confiance des banquiers et des investisseurs locaux, lesquels seront sollicités plus tard pour apporter un argent
  • qui permettra à Loewenstein de lancer un assaut en bourse pour prendre le contrôle majoritaire de Brazilian Traction, cible que le financier belge convoite depuis cinq ans.

Au printemps 1928, au moment du voyage de Loewenstein qui affiche ouvertement ses ambitionsil est trop tard du côté de Brazilian Traction pour modifier les statuts de l’entreprise (en y introduisant par exemple des dispositions visant à empêcher, ralentir ou différer une prise de contrôle hostile : ce qu’on appellerait aujourd’hui une « pilule empoisonnée »).

Car cette modification de statut ne peut se faire que par l’Assemblée Générale des actionnaires, laquelle est convoquée le 16 juillet suivant et, précisément, Loewenstein a annoncé qu’il y participerait pour y demander formellement un siège au conseil d’administration. A cette fin, il dévoilera nécessairement le pourcentage réel du capital de Brazilian Traction qu’il détient.

Rien ne peut plus empêcher l’offensive du financier belge.

Rien qui soit légal. Mais si on veut, coûte que coûte, l’empêcher d’entrer dans la place, il faut employer les grands moyens. Brazilian Traction (c’est-à-dire, concrètement, son Conseil d’Administration) a donc à la fois :

  • le mobile (incontestable)
  • les moyens financiers (largement)
  • et (puisque Loewenstein et sa suite sont au même moment au Canada) l’opportunité de contacter de de recruter ceux qui exécuteront un plan machiavélique.

Il s’agit de provoquer un « accident » qui suscitera d’autant moins la suspicion qu’il sera :

  • inattendu
  • exécuté sans violence
  • par des personnes qui seront loin les unes des autres
  • qui auront des rôles précis et limités
  • et qui joueront ensuite l’ignorance et la surprise.

Les Canadiens de Toronto sont des Anglo-saxons et il leur est aisé d’approcher les anglophones qui font partie de l’entourage proche de Loewenstein (une barrière de la langue au contraire difficile à franchir pour Madeleine, par exemple). Mais qui approcher ?

Le secrétaire Hodgson n’est pas réputé pour être une lumière et il est trop fragile.

Les jeunes sténos-dactylos n’ont pas non plus la carrure pour le genre de coup monté d’envergure qui est envisagé.

Le mécanicien Little est un candidat possible mais il n’est aux commandes que par intermittence et de façon imprévisible. Par ailleurs, sa complicité n’est pas absolument indispensable : nous ne la retiendrons donc pas immédiatement. Du reste, il est indispensable de mettre le minimum de monde dans la confidence.

Le pilote Drew, lui, est le candidat idéal :

  • C’est lui qui est aux commandes de l’avion.
  • C’est un professionnel expérimenté au sang-froid éprouvé par la guerre.
  • Il est jeune (la trentaine) donc peu fortuné.
  • Il aime la grande vie et les femmes (qui coûtent toujours cher, c’est bien connu…)
  • Il n’est au service de Loewenstein que depuis quatre mois et n’a donc pas de fidélité particulière vis-à-vis de celui-ci.
  • William Norris envisage l’hypothèse que Drew ait déjà su à cette époque qu’il était atteint d’un cancer, ce qui aurait renforcé son attrait pour l’argent et son détachement vis-à-vis de ses actes : c’est plausible mais impossible à savoir.

Le valet Baxter présente également un profil vulnérable donc intéressant.

  • Il est très jeune (24 ans) et encore moins fortuné.
  • Il a peu d’attache avec Loewenstein et pas de fidélité particulière vis-à-vis de celui-ci.

Sur l’avion de Loewenstein (entreposé à l’aéroport de Croydon et auquel Drew a un accès naturel et aisé), Drew effectue quelques modifications simples :

  • Il suffit de remplacer les charnières de la porte extérieure, déjà peu résistantes (la porte est en contreplaqué, rappelons-le), par des goupilles légères et reliées à une corde en métal (corde à piano, par exemple).
  • La corde courra sur moins d’un mètre, le long du fuselage, jusqu’à la fenêtre. Fine et résistante, elle pourra être actionnée par la fenêtre même apparemment fermée mais ouverte de simplement un millimètre.
  • Ce système ne sera pas visible à l’embarquement puisque, lorsque la porte extérieure est ouverte, elle est rabattue et masquera la corde.
  • Et dès que cette porte sera refermée, personne ne sera suffisamment proche de l’engin pour remarquer quoi que ce soit.
  • Certes, il y a le mécanicien Little qui rabat la porte et la ferme, puisque c’est sa responsabilité. Mais (à supposer qu’il ne fasse pas partie du complot), ses vérifications portent sur la fermeture du loquet et sur sa solidarité avec le fuselage à l’arrière, et non pas sur l’état des charnières à l’avant…

Simultanément, Drew prépare une porte de rechange, entreposable dans la partie ad hoc de la queue de l’avion qui abrite divers autres petits équipements.

Tout est en place pour ouvrir brusquement la porte extérieure lorsque Loewenstein sera seul dans le lobby et qu’il aura refermé derrière lui la porte de communication intérieure. L’effet de surprise sera total pour la victime qui n’aura aucune poignée intérieure à laquelle s’accrocher. L’appel d’air qui s’ensuivra aspirera Loewenstein au dehors. Eventuellement, une légère embardée sur la gauche pourra même favoriser l’éjection de la victime…

Mais si, par miracle, Loewenstein n’était pas éjecté ? S’il se rattrapait in extremis ? S’il s’agrippait quelque part, s’il appelait et qu’il soit secouru, quelles explications donner, quelles justifications apporter ?

On incriminerait des charnières accidentellement défaillantes. La porte ayant été arrachée et ayant emporté la corde avec elle, il n’y aurait aucune trace permettant la découverte du sabotage et aucune responsabilité d’un défaut mécanique ne pourrait être attribuée à qui que ce soit parmi les conjurés.

L’opportunité de l’assassinat se présentera forcément lors d’un des nombreux voyages transmanche de Loewenstein.

LE DEROULEMENT DU MEURTRE

Le 4 juillet 1928, après un peu plus d’une heure de vol, Loewenstein se rend aux toilettes. Il ouvre la porte de communication entre le compartiment des passagers et le lobby. Il la franchit et la referme derrière lui.

Comme il n’y a pas de carreau vitré sur cette porte, Baxter ne sait pas exactement l’endroit exact où se trouve Loewenstein. Quand celui-ci sera dans les toilettes, il sera trop tard car il pourra éventuellement s’agripper et se retenir pour ne pas chuter à l’extérieur. C’est donc avant cela qu’il faut actionner l’ouverture « accidentelle » de la porte extérieure : dès que Loewenstein vient d’entrer dans le lobby et qu’il y est seul.

Baxter, qui est le plus proche de cette porte et en même temps installé le long de la fenêtre, tire alors immédiatement sur la corde qui coulisse par la fenêtre qui  n’est pas hermétiquement fermée. Compte tenu de la disposition des sièges, il n’y a personne à côté de lui pour voir son geste.

Les goupilles sautent. Le vent de face ouvre brutalement la porte puisque la prise d’air se fait par l’avant.

Avec la pression, la porte est rabattue violemment vers l’arrière du fuselage (d’où le choc que les enquêteurs observeront ensuite ainsi que le loquet tordu). Puis elle tombe (d’où le « parachute » qu’un marin, qui regarde l’avion dans le ciel à ce moment, croit observer).

Le vent s’engouffre dans le lobby. L’avion tangue. Drew ne peut pas ne pas s’en apercevoir sur un appareil aussi sommaire dont le pilotage ne repose pas sur les instruments mais sur les sensations du pilote (il concèdera d’ailleurs avoir eu cette sensation lors d’un de ses témoignages). Il redresse et poursuit son vol.

Au bout de quelques minutes, Baxter entrebâille la porte de communication avec le lobby. Il constate que Loewenstein a été éjecté. Il referme la porte de communication pour que les autres passagers ne s’aperçoivent pas qu’il n’y a plus de porte extérieure.

Il demande à Hodgson de prévenir le pilote Drew. C’est l’effarement dans la cabine et toute l’attention est concentrée sur Hodgson : ni celui-ci ni les sténos-dactylos n’ont besoin ni envie d’aller constater la disparition par eux-mêmes.

A ce stade, il est inconcevable que le mécanicien Little n’ait pas compris ce qui venait de se produire.

La réaction de Drew est alors simple. Il rappelle solennellement à Little que celui-ci est personnellement responsable de la fermeture de la porte. Si la porte s’est ouverte, c’est qu’elle a été mal fermée : la responsabilité de Little va donc être engagée. Il sera nécessairement mis en cause d’une manière ou d’une autre, au minimum pour homicide involontaire. Sa situation sera très difficile : enquête, mise en accusation, prison… Et s’il témoigne de ce qu’il suppose (un meurtre), alors il risque tout simplement d’être accusé de complicité.

Et pour le complce d’un meurtre, en Angleterre, à l’époque : c’est la corde.

Mais Drew, en même temps, apporte une solution à Little : il y a une autre porte entreposée à l’arrière, dans la queue. Il suffit de la réinstaller rapidement sur l’ouverture béante, dès que l’avion aura atterri et avant l’arrivée d’éventuels curieux.

Ensuite, on s’en tiendra à une version simple : rien vu, rien entendu, rien compris…

Le pilote Drew fait alors descendre l’avion et atterrit audacieusement sur la plage déserte de Fort-Mardyck. Il s’agit là d’une aberration en terme de pilotage : il n’y a absolument aucune urgence mécanique donc aucune raison de ne pas continuer le vol jusqu’à l’aérodrome de Saint-Inglevert. Sauf qu’atterrir sur un aérodrome officiel avec un avion auquel il manque la porte extérieure serait forcément remarqué…

L’avion s’immobilise. Baxter ouvre la porte de communication, passe devant, sort le premier et fait descendre les autres passagers : dans l’affolement, aucun d’eux ne remarque que l’avion n’a plus de porte extérieure. Baxter fait éloigner les passagers de l’avion et détourne leur attention.

Pendant ce temps, Drew et Little sortent la porte de rechange et remplacent rapidement celle qui a disparu. Le tour de passe-passe ne dure pas plus de deux minutes.

La réparation-substitution se déroule avant que les militaires français, accourus sur place, notent quoi que ce soit de suspect. Les autres passagers (Hodgson, Clarke et Bidalon) ont-ils compris ? Si oui, alors la gravité des faits, les implications d’une enquête criminelle et la difficulté de formuler un témoignage sûr et certain dans l’état de choc où ils sont les auront certainement convaincus de ne pas s’exprimer et de rester loin du drame.

Le lendemain, lorsqu’ils repartent vers l’Angleterre, sur l’ordre de Madeleine Loewenstein pour convoyer le Fokker à Croydon, Drew et Little ont tout le temps d’affiner et de coordonner leur version des faits en vue des multiples questions auxquelles ils vont devoir répondre. Pour renforcer la crédibilité de leur témoignage, ils décident même d’affirmer qu’ils ont fait, durant ce vol, l’expérience de l’ouverture sans difficulté de la porte extérieure : une version tellement absurde au plan pratique qu’elle constitue en elle-même un aveu patent de mensonge et de complicité.

Les autorités belges ayant conclu, lapidairement, à un accident et n’ayant aucunement mis en cause les sujets britanniques présents à bord, il n’y aura finalement pas d’enquête sérieuse côté anglais sur un ressortissant étranger mort dans les eaux internationales…

On peut s’étonner que Fokker n’ait pas mené d’enquête technique : en ces temps héroïques de début de l’aviation (la traversée de l’Atlantique par Lindbergh ne date que d’octobre 1927, soit seulement un an auparavant), la responsabilité du constructeur n’a pas été recherchée. Ce dernier n’a donc pas eu à s’expliquer. Les autorités ayant naïvement accepté la thèse de l’accident, le sujet technique s’est retrouvé clos avant même d’avoir été ouvert.

En attendant, Brazilian Traction est sauvée et demeure indépendante. L’entreprise poursuivra son activité et, en 1951, changera de nom pour celui qui est encore le sien aujourd’hui : Brascan.

Disons un mot, maintenant, de sir Herbert Holt… Souvenez-vous : il s’agit du financier ami de Loewenstein, membre du conseil d’administration d’International Holdings et auquel le financier belge avait donné son ultime coup de téléphone depuis l’aéroport de Croydon, quelques minutes avant d’embarquer, le 4 juillet 1928… Dans les jours qui suivront, il s’envolera pour le Canada, loin du territoire britannique.

Quant à son fils Andrew Holt qui siégeait, rappelons-le, au conseil d’administration de… Brazilian Traction, William Norris nous apprend qu’il achètera personnellement par la suite un avion Fokker F.VIIa-3m où il aimera montrer à ses invités la porte par laquelle Loewenstein était tombé : une démonstration qu’il fera toujours… au sol.

ET MAINTENANT ?…

« Voici un drame qui comblera ce goût du romanesque qui n’est certes point aboli au cœur des foules » ainsi que je vous l’avais dit en introduction, mais que reste-t-il aujourd’hui d’Alfred Loewenstein, de sa notoriété, de sa vie fastueuse et échevelée, de ses dépenses somptuaires, de ses propriétés princières, de sa fin tragique et jamais expliquée ? Plus grand’chose, ce qui nous laisse, une fois de plus, méditatifs sur la destinée humaine…

Si l’affaire Loewenstein est mentionnée dans divers blogs, généralement anglo-saxons et sans recherches vraiment sérieuses, elle est aujourd’hui quasiment oubliée de la mémoire collective française. A peine en trouve-t-on une évocation dans le film Avec le sourire de 1936 de Maurice Tourneur (avec Maurice Chevalier), dans le livre Paris sur Seine d’Alexandre Arnoux (1939), sans doute à travers le personnage de Strinberg dans le roman Les Grandes Familles de Maurice Druon (1948) et, certains aiment à le penser (mais je n’ai personnellement jamais été convaincu de cela) dans Le sceptre d’Ottokar d’Hergé (1939) avec la scène où Tintin tombe d’un avion à travers une trappe du plancher ? Tout cela est bien limité.

A ce jour, le livre The Man Who Fell from The Sky de 1987 de William Norris reste le plus complet sur le sujet, quoique le choix de ses angles d’attaque ainsi que certaines de ses conclusions puissent être contestées, ainsi que nous l’avons vu.

Les Chroniques de la Plume et du Rouleau font donc ici un effort de mémoire et de synthèse qui est sans équivalent sur le net, et laissent au lecteur le soin de se faire (si c’est possible) une idée. S’il apparait bien que les contours du drame ont pu être cernés, l’exacte vérité restera certainement à jamais insaisissable sur une sombre affaire dont les contemporains ont tous disparu et que le temps recouvre inexorablement de son manteau d’oubli.

Les Chroniques de la Plume et du Rouleau


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